Le gouvernement du Sénégal a récemment dévoilé son Plan de redressement économique et social. Le désir de souveraineté des nouvelles autorités sénégalaises se fait concret et palpable. Le plan comporte les contours d’une stratégie de financement endogène du redressement économique et social, avec 90% des besoins satisfaits par la mobilisation de ressources propres. Autant dire qu’il s’agit là d’une très grande espérance : trouver, au total, 5667 milliards de F Cfa sur la période 2025-2028. Le Plan de redressement comprend notamment des volets sur la mobilisation de ressources internes, l’optimisation fiscale, le soutien au secteur privé national à travers des politiques locales incitatives, et les aides aux ménages.
Le désir de souveraineté ne doit pas rester au stade de l’utopie. Il faut urgemment le rendre concret avec des politiques publiques et des actes alignés, tranchants et suffisants. De plus, à la lecture du Plan de redressement, on constate qu’il s’agit d’un plan de financement public et de gestion budgétaire (optimisation fiscale, réduction des dépenses publiques, traque des ressources spoliées, etc.). Il faudra le compléter avec un volet sur le financement du développement en tant que tel et la réduction de la pauvreté. Les esquisses d’un tel volet apparaissent dans l’Agenda national de transformation Sénégal 2050, mais il faudra dire concrètement comment financer le développement et faire les mouvements correspondants. C’est là que l’accès aux marchés financiers internationaux entre inévitablement en jeu, car il est quasiment impossible, à l’heure actuelle, de financer son développement en ne s’appuyant que sur des ressources internes ou en faisant de l’optimisation fiscale.
L’accès aux marchés de capitaux internationaux n’entame en rien la
souveraineté
L’Etat sénégalais a notamment identifié les obligations -green bonds, blue bonds, gender bonds- comme l’une des sources de financement de son plan de redressement, dans la «catégorie mobilisation de ressources domestiques». Même si les investisseurs institutionnels et individuels (notamment résidents fiscaux) sont un allié central pour le financement de projets publics, il existe un important volume de capitaux nécessaires et disponibles dans les marchés à l’international. Une réelle stratégie en matière d’accès aux financements étrangers doit être mise en place.
Dans l’univers de la finance, les obligations font partie des instruments de financement du développement les plus dignes et les plus responsables qui soient : ils ne sont ni des dons, ni des subventions, ni des prêts concessionnels. A sa source, se trouve, comme le nom l’indique, un devoir de s’acquitter de ses obligations et dettes, en payant des intérêts en bonne et due forme, sans créer un lien de dépendance ou des mécanismes de cadeaux reçus. Mais il y a une condition en matière de justice financière : le rendement des obligations (ou le coupon) doit refléter le risque réel sous-jacent à l’emprunteur (africain), et non, comme c’est le cas aujourd’hui, le risque perçu qui est le plus souvent disproportionné, exagéré et calibré sur des modèles informatiques des agences de notation occidentales le plus souvent. Cette problématique du risque est à la source des endettements-piège, et des obligations étatiques à haut rendement qui asphyxient le budget national et les économies africaines. Par exemple, le Sénégal a émis au mois d’avril 2025 un emprunt obligataire de 150 milliards de F Cfa, qui a finalement atteint 405 milliards de F Cfa et qui propose des rendements garantis pouvant donner le vertige : entre 6, 45% et 6, 95 % selon les tranches. A ce taux, seul l’avenir nous dira si ces obligations sont vraiment profitables pour l’Etat sénégalais et si ce dernier arrivera à arbitrer entre le paiement des intérêts et la rentabilité réelle et finale des projets publics financés.
Les obligations vertes, bleues ou «vertueuses» sont des emprunts émis sur les marchés financiers (nationaux, régionaux ou internationaux) par des entreprises ou des entités publiques auprès d’investisseurs pour permettre de financer des projets et infrastructures contribuant à des priorités précises : atténuation ou adaptation au changement climatique, accès à une énergie propre, gestion durable des terres, accès à l’eau, protection des femmes et des enfants, fin des violences sexuelles, etc. Il s’agit donc d’obligations affectées à des types de projets ou à des performances. Cela stipule d’abord une appétence, un intérêt et un souci certains des investisseurs pour ces priorités : il s’agit donc d’une rencontre de deux parties autour d’objectifs communs.
La nécessité d’une ingénierie financière africaine
L’émission de nouvelles obligations affectées est une formidable opportunité en matière d’ingénierie financière, d’innovation et d’appropriation du narratif du développement. Contrairement à une obligation classique, l’entité (l’emprunteur) qui émet une obligation verte/bleue /durable s’engage à fournir un compte rendu détaillé sur les investissements, afin de s’assurer que les projets sont financés en fonction des engagements tenus, qu’ils sont rentables, ce qui rassure également les marchés. Cela passe inévitablement par des indicateurs et un haut niveau de quantification et de qualification des progrès et des résultats.
Le gouvernement sénégalais devra s’approprier de A à Z le processus d’élaboration des futures obligations visant à financer son développement. L’émission d’une nouvelle obligation nécessite non seulement de maîtriser des étapes-clés comme la fixation de son prix, sa maturité ainsi que son coupon, mais aussi et surtout l’élaboration de critères et d’indicateurs de performance dans le cas où les fonds investis doivent être utilisés pour financer des priorités sociales et environnementales précises. Ces indicateurs doivent toujours être en fonction de l’intérêt général et du bien-être des populations et des couches vulnérables.
Dans le cas du Sénégal, puisque l’Etat prévoit d’émettre des obligations comportant des critères de durabilité et de dignité, il va être capital que l’Etat sénégalais définisse lui-même les critères et usages d’investissements, et les indicateurs de performance. Au-delà de leurs valeurs statistiques, les indicateurs socioéconomiques sont un puissant outil politique qui revêt d’importants enjeux de pouvoir et de souveraineté. Ils renseignent sur les valeurs et les priorités, les objectifs, le chemin à parcourir, et facilitent l’identification et la mobilisation des ressources financières.
Il va être temps que l’Afrique s’appuie sur sa propre ingénierie financière et ses savoirs endogènes sur ses sociétés, sa biodiversité et ses villes pour planifier son développement, le financer, suivre son progrès et anticiper les changements.
Les indicateurs comprennent, par exemple, l’évolution du pouvoir d’achat, le niveau de la pollution atmosphérique et de réduction des émissions de gaz à effet de serre, le nombre d’emplois créés pour ou par les femmes, le niveau de bonheur des enfants, la surface des habitats protégés ou restaurés, l’apport des océans pour les pêcheurs, le niveau de confiance et de paix dans la société, la mobilité et les transports, etc. Bien que ces indicateurs soient universels par essence, leurs valeurs idéales ou souhaitées ne le sont pas. Chaque pays ou société a sa propre définition du progrès, du développement économique et social, de l’égalité des genres, etc.
Sans une définition claire et endogène de ces indicateurs, le risque est d’être tenté par la réplication simple d’indicateurs importés de l’Occident qui a toujours été au centre de la production des savoirs financiers. Or, les indicateurs occidentaux sont très souvent non adaptés aux réalités socioéconomiques et culturelles locales.
Il sera également crucial que les pays africains s’appuient sur l’expertise africaine, sur leurs propres agences de notation et modèles de risque pour évaluer correctement les risques pays et les risques sectoriels. Cela contribuera à attirer des investissements à des taux justes et compétitifs ne créant pas de distorsion dans les marchés, et alignés aux valeurs sénégalaises et respectueux des normes et mutations sociales. La nouvelle agence de notation africaine qui sera lancée en septembre 2025, l’African Credit Rating Agency (Afcra), outil de l’Union africaine, devra porter ses fruits (y compris en s’emparant du problème de la monnaie) et refléter ce désir croissant de changer les rapports de force entre l’Afrique et le reste du monde.
Les autorités sénégalaises ont au moins signalé au monde qu’elles ne comptaient pas tendre la main. L’Afrique doit entrer dans le temps des partenariats dignes et respectueux, où elle peut accéder aux marchés financiers en ayant dans ses valises des arguments concrets et des indicateurs de risque et de performance basés sur une ingénierie financière endogène.
Fatoumata Sissi NGOM
Analyste de politiques économiques, ingénieure financière
Ecrivaine