Sur les routes de Dakar, la tension est devenue presque quotidienne : coups de klaxon, insultes échangées, accrochages qui dégénèrent en bagarres, la circulation ressemble parfois à une arène. Souvent, on voit deux conducteurs sortir de leur voiture pour se battre, sans compter les taximen qui se croient propriétaires des routes et se permettent toutes les incivilités. Il est très rare de conduire à Dakar sans s’énerver à un moment ou à un autre. Les dépassements dangereux, les arrêts intempestifs pour prendre des clients, l’absence de respect des feux ou des priorités contribuent tous à nourrir cette atmosphère de nervosité constante qui pèse lourdement sur les conducteurs et les usagers.
Chaque année, près de 27 000 personnes sont victimes d’accidents sur la voie publique au Sénégal dont environ 11 000 rien qu’à Dakar. Ces chiffres, rapportés par les organismes officiels tels que l’Anaser (Agence nationale de la sécurité routière) et l’Oms, rappellent l’ampleur d’une tragédie silencieuse qui coûte presque deux vies par jour au pays. Ces données montrent que ce que nous décrivons ici n’est pas une exception, mais une crise profonde et structurelle.
Après l’accident mortel survenu à Pikine, où un chauffeur de bus de la ligne 61 aurait volontairement percuté un conducteur de moto Jakarta, il convient de rappeler l’indiscipline de certains conducteurs de bus «Tata». Ces véhicules opèrent sous l’égide de l’Aftu (Association de financement des transports urbains), une organisation créée pour encadrer, moderniser et professionnaliser le transport public. L’Aftu joue un rôle financier en mettant en place des lignes de crédit et en soutenant l’acquisition des bus. Elle regroupe des transporteurs organisés en Gie, négocie avec l’Etat et assure en principe un suivi de la qualité du service. En théorie, elle délivre des agréments, fixe des règles de gestion et de discipline, et veille à la formation des chauffeurs et au respect des itinéraires. Mais dans la pratique, les manquements persistent : contrôle insuffisant, suivi limité des comportements et manque de sanctions fermes, ce qui laisse la voie libre à des abus répétés sur les routes. J’aurais pu élargir la réflexion à l’ensemble des moyens de transport en commun : «Car rapide», «Ndiaga Ndiaye», et même Dakar Dem Dikk qui jadis se distinguaient par leur discipline mais qui aujourd’hui adoptent des comportements similaires, mais j’ai choisi de mettre l’accent sur les «Tata» pour illustrer cette réalité, d’autant plus que si nos souvenirs sont bons, ces bus avaient été introduits pour régulariser le transport en commun et insister sur la discipline. On se rappelle qu’avant leur arrivée, c’étaient les «car rapide» et «Ndiaga Ndiaye» qui dictaient leur loi sur les routes. Cette volonté initiale de réguler le secteur contraste tristement avec la réalité actuelle, où des comportements dangereux persistent.
L’affaire de Pikine en est une illustration criante : selon la Rfm, le chauffeur de la ligne 61 aurait menacé le conducteur de Jakarta peu avant les faits. Des paroles suivies d’actes, puisqu’il aurait volontairement percuté le conducteur, Mouhamed Camara, causant sa mort. Le bus, de son côté, a été saccagé par des Jakartamen en colère. Une enquête a été ouverte pour déterminer les circonstances exactes de ce drame.
Le comportement irrespectueux des conducteurs de bus «Tata» mérite une attention particulière. Entre les surcharges quotidiennes et les vitesses incontrôlables, ces chauffeurs transforment la route en piste de course sous les yeux impuissants des passagers. Ils jouent avec la vie de dizaines de personnes, entassées comme du bétail, sans considération pour leur sécurité ni leur dignité. Deux «Tata» portant le même numéro se livrent souvent à des compétitions effrénées, chacun cherchant à devancer l’autre pour être le premier à l’arrêt suivant et attirer les clients. Rares sont les fois où ils respectent la capacité réelle du bus : même lorsqu’il est bondé, ils s’arrêtent encore, forçant les usagers à se serrer toujours davantage. A cela, s’ajoutent les arrêts anarchiques, les changements de voie brusques et l’absence totale de respect du Code de la route. Tout cela illustre une indiscipline devenue systémique, tolérée au détriment de la sécurité publique.
Comment un transporteur public peut-il se montrer aussi peu professionnel en ne sachant pas contenir sa colère, en manquant de retenue et en oubliant la force et la taille du véhicule qu’il conduit ? Pourquoi est-il si facile pour certains chauffeurs d’insulter ou de menacer tous ceux avec qui ils partagent la route ? Cette absence de maîtrise révèle un problème profond de formation et de responsabilisation. Il est urgent de mettre en place des programmes qui leur rappellent leur rôle et leur devoir de protéger les vies. Trop souvent, ils se permettent des comportements dangereux et des forfaitures sans qu’aucune sanction exemplaire ne soit appliquée. L’Aftu et le ministère des Transports doivent être interpellés directement sur leur responsabilité : laisser ces pratiques perdurer, c’est faillir à leur mission de régulation et de protection des usagers.
Cet épisode dramatique illustre une réalité plus large : la violence qui sévit sur les routes de Dakar. Les confrontations entre chauffeurs de bus, de taxis, de Jakarta ou de voitures particulières sont devenues trop fréquentes. La route, censée être un espace de partage, se transforme trop souvent en théâtre de rivalités où un simple accrochage peut dégénérer en drame.
On ne peut non plus passer sous silence la situation des Jakarta. Initialement introduites comme de simples motos de livraison, elles se sont progressivement transformées en véritables moyens de transport en commun, sans encadrement ni régulation claire. Aujourd’hui, elles transportent quotidiennement des centaines de passagers, souvent sans casques ni mesures de sécurité minimales. Les chauffeurs de Jakarta circulent entre les files, s’arrêtent n’importe où, prennent des risques insensés, et tout cela se déroule sous le regard impuissant, voire complaisant des autorités. Cette tolérance au laisser-aller a favorisé une anarchie grandissante, mettant en danger non seulement les usagers, mais aussi l’ensemble des autres conducteurs qui partagent la route. Si les motos doivent devenir de véritables moyens de transport en commun, il est impératif que leurs conducteurs soient formés sur leur responsabilité, qu’ils disposent de permis de conduire attestant de la connaissance du Code de la route et qu’ils soient couverts par des assurances. Leur situation actuelle, marquée par l’absence totale de régulation, est inacceptable et constitue une menace permanente pour la sécurité publique.
Les bus «Tata», même dotés de tous les papiers et agréments nécessaires, continuent de semer la mort par l’indiscipline humaine et personnelle de leurs conducteurs. En parallèle, les Jakarta, qui n’ont souvent aucun document officiel, représentent une autre menace : même si leur situation était régularisée, rien ne garantirait une meilleure conduite sans un véritable changement de mentalité et de pratiques. Alors, jusqu’à quand allons-nous tolérer cette anarchie meurtrière ? Il est temps d’un sursaut collectif. Citoyens, chauffeurs, autorités et usagers doivent comprendre que la route et l’espace public ne peuvent pas rester des zones de non-droit.