LE FOOTBALL : PLUS UNE SIMPLE ENTREPRISE DE L’ÉCONOMIE DU DIVERTISSEMENT, MAIS UN INSTRUMENT DE SOFT POWER
Les rencontres sportives entre le Sénégal et le Soudan du Sud sont toujours une occasion unique, sur les réseaux sociaux, de partage de photos et de posts qui reviennent sur la ressemblance des Sénégalais avec les Sud-Soudanais. Le professeur Cheikh Anta Diop, qui, au-delà de son immense contribution sur le plan historique, culturel, politique, civilisationnel et spirituel, avait démontré magistralement ces similitudes frappantes, autant sur nos noms de familles, sur nos prénoms, que sur nos traits de ressemblance physique très flagrante avec les Sud-Soudanais. Ainsi, il est aujourd’hui très facile d’être coincé à différencier un Sénégalais d’un Sud-Soudanais, tellement les Sud-Soudanais ressemblent aux Sénégalais plus que les Sénégalais ne se ressemblent à eux-mêmes. En révélant ceci, le savant sénégalais avait ouvert une brèche pour permettre aux générations futures de chercheurs africains qui, avec tous les moyens de leur époque, pourront définitivement apporter des conclusions désormais scientifiques qui seront prouvées et ajoutées à ses thèses qui concourent au renforcement de l’unité africaine.
Cependant, quant à l’intégration de l’œuvre de l’homme Cheikh Anta Diop, l‘un parmi les premiers derrière ces découvertes, nous tardons toujours à avoir cette réalité effective. Les raisons sont certes nombreuses, mais les faits montrent clairement que c’est un combat qui ne préoccupe ni le peuple, ni les dirigeants qui se sont succédé jusque-là. En effet, selon beaucoup de personnes, c’est trop risqué pour ceux qui nous dirigent de donner l’occasion à leur peuple de retrouver effectivement leur esprit critique et de pouvoir juger librement, sans influence. Ainsi, ils continuent de préserver, avec tous les moyens, ce système éducatif sans projet salutaire pour l’Afrique, en s’y prenant pour nourrir nos émotions et emprisonner délibérément notre raison.
Le professeur Cheikh Anta Diop avait pourtant alerté depuis les années 80 dans sa conférence mythique de Niamey, au Niger : « Où est la raison dans cette éducation ? Où est le sens critique ? Voilà le danger contre lequel nous devrions vous prémunir. Il faut que votre cerveau fonctionne. Je le disais encore hier et je le répéterai demain. Ce que nous voulons, ce que nous visons dans votre éducation, c’est de réveiller justement le bâtisseur de nation qui dort en chacun de vous, c’est de réveiller le créateur qui dort en chacun de vous, mais cela suppose une réforme qui mette l’accent sur la rationalité et sur les facultés créatrices de l’individu. Voilà le but que vise mon enseignement, et si je ne l’atteins pas, c’est bien regrettable. » Mais hélas, la réalité est tout autre.
L’INTERPRÉTATION DE TOUT CONTEXTE POUR FABRIQUER UN CONSENTEMENT
Certes, le football nous donne toujours des occasions de rouvrir ces genres de débats avec une visée symbolique de reconquête de notre identité ; toutefois, les Africains que nous sommes n’ont pas encore compris tout l’intérêt du projet de renaissance africaine et l’urgence de construire un destin fédéral africain, du fait de notre long sommeil dans l’aliénation qui permet la division et empêche la refondation.
Pourtant, le sport, comme toutes les sortes de divertissement, doit aussi nous amener à saisir tous les contextes pour réfléchir sur le devenir de l’Afrique. Ce n’est que de cette manière que nous pouvons libérer notre cerveau et comprendre, de manière humble, que l’introduction d’une œuvre d’un grand homme sénégalais ou africain dans le système éducatif sera plus impactante que de remporter une Coupe d’Afrique des Nations, malgré toute la fierté qu’une telle consécration peut réveiller chez un peuple. À moins, bien sûr, qu’on utilise ce sacre en se basant sur la construction d’un récit national qui sortira toute l’essence de notre histoire et de notre trajectoire glorieuse qui nous ont menés jusque-là.
« Le Maroc et l’Algérie, pour sortir de la nuit coloniale, ont fait de l’enseignement de l’histoire une activité nationale », le professeur Khadim Ndiaye nous renseigne dans son ouvrage Conversations avec Cheikh Anta Diop. Or, le Sénégal, sur la base d’un projet documentaire et académique digne de ce nom, cordonné au plus haut sommet de l‘État, pouvait faire le lien entre son histoire, sa culture et son sacre de la Coupe d‘Afrique des Nations en 2021 ; malheureusement, rien n‘y est fait. Sadio Mané, grâce à son coup de pied magique sur un pénalty, a libéré le Sénégal de la malédiction dans le football qui avait fini par impacter dangereusement l‘esprit du peuple sénégalais. Pendant plusieurs années, le Sénégal a participé à toutes les compétitions de football sans esprit de ramener la coupe à la maison, simplement à cause d‘un récit populaire finalement cru par la majorité qui répétait sans cesse que nous sommes partis pour ne rien remporter en football. Et ce, sans aucune explication scientifique sur la gestion catastrophique du football sénégalais au sommet, sur notre défaut de formation à la base, sur le non-respect du football local qui devrait être une usine à produire des talents, sur le manque criant d‘infrastructures, sur l‘absence de récit historique et culturel collectif galvanisant, et surtout la non-maîtrise de notre éducation qui permet à tout peuple d‘avoir un projet commun.
Malgré toutes ces questions valables inexplorées, le peuple Sénégalais s‘est divisé en des groupes distincts : ceux qui sont restés toujours pessimistes sur le résultat du football sénégalais et ceux qui deviennent de plus en plus exigeants sur les résultats, oubliant tout le travail au préalable. En outre, dans un ouvrage collectif titré: « Regards croisés sur le football sénégalais des indépendances », le professeur Oumar Dioume déplore une tendance culturelle à se contenter des succès passés ou à surestimer ses capacités. Dans le football sénégalais, cela se traduit pour lui par : l’incapacité à se souvenir et à honorer les pionniers et les premières victoires continentales (comme les Jeux de l‘Amitié de 1963) qui montre gravement un manque d’humilité face à l’histoire.Révélant que le Sénégal avait gagné un trophée continental avant le sacre de 2021. Ce manque d’humilité peut conduire à l’arrogance ou à une autosatisfaction excessive après un succès, ce qui est l’ennemi du travail continu et de la discipline. Aussi, dans ce livre, il aborde l’histoire du football au Sénégal depuis l’époque des indépendances (années 1960) jusqu’à aujourd’hui et réclame comme exigence le réveil de la mémoire collective sur les figures marquantes et les moments fondateurs du football sénégalais.Ensuite, ils ont insisté sur l‘importance de porter un regard analytique sur l’évolution du football, de ses structures et de ses enjeux. Et enfin, ils ont abordé la question de la déconstruction du rôle du football dans la société pour montrer comment le football, au-delà du sport, est un miroir de la société, de ses passions et de son histoire.
S’agissant des jeunes Africains, nous devons retrouver immédiatement notre lucidité d’antan en faisant de tout contexte un sujet de réflexion.Nietzsche pensait déjà qu’: « Il n’y a pas de faits, seulement des interprétations » La dernière cérémonie du Ballon d’Or ne doit nullement être un simple événement où l’on ne voit que la récompense des meilleurs joueurs de la saison, mais un prétexte pour voir et comprendre comment, contre toute attente, deux Africains d‘origine, « Lamine Yamal et Ousmane Dembélé », se sont succédé au podium. Ce classement du Ballon d’Or 2025 met en lumière la contribution majeure de l’ascendance africaine au football d’élite. Avec 50% des joueurs du Top 10 possédant des racines africaines (dont 20% d’origine africaine directe : Mohamed Salah et Achraf Hakimi), et 30% issus de la diaspora européenne (Dembélé, Yamal, Mbappé), le phénomène appelle à une analyse très lucide. Évoquer des facteurs génétiques serait nul et à la limite de l’extrapolation même si des caractéristiques physiques adaptées, comme une forte proportion de fibres musculaires rapides (vitesse et puissance), sont souvent associées aux Africains ; mais le plus important, selon moi, ce sont les facteurs sociaux, environnementaux. Les joueurs africains de la diaspora bénéficient de l’encadrement élite et des infrastructures des centres de formation qui réunissent toutes les conditions pour provoquer le succès, en plus d‘une forte motivation socio-économique et d’un effet psychologique de plus en plus stimulant.
Compte tenu de toutes ces analyses, nous pouvons nous demander : « Pourquoi l’Afrique brille partout sauf en Afrique. » Une question très complexe qui réclame plus que des données, mais le rappel de quelques citations du professeur Cheikh Anta Diop pourrait nous mener à tirer des conclusions intéressantes. Le Cheikh disait « À formation égale, la vérité triomphe », parce qu‘il était convaincu que « Les Noirs sont capables, aussi capables que les autres » sur le plan physique comme intellectuel, culturel comme spirituel.
LE FOOTBALL AU-DELÀ DU TEMPS RÈGLEMENTAIRE
En ce 21e siècle de la conscience et de la lutte de tous les peuples pour l’affirmation de leur identité, les Africains doivent refuser de concentrer toute leur énergie sur des combats facultatifs, laissant de côté tout le terrain culturel aux autres qui, pourtant dans l’histoire, n’hésitaient jamais à s’approprier l’héritage de nos ancêtres. Le football, ce sport qui cristallise beaucoup d’émotions, certains même le considèrent comme un opium pour le peuple, surtout chez les Africains, a toujours été une vitrine de l’économie culturelle qui permettait à toute nation de révéler au grand monde son identité, sa culture et toute sa substance. Par contre, ce qu’il est devenu dans les temps modernes est une arnaque organisée pour corrompre les faibles nations à se plier aux caprices culturelles de nations qui ont une seule légitimité : la force de frappe de l’argent (l’économie). Quant aux valeurs morales fondamentales dont disposent les autres nations, ça ne compte plus sur la balance. Le tour est en train d’être joué et il n’y a que les Occidentaux qui tiennent la commande. De ce fait, les Africains, comme toujours, jouent le rôle insignifiant de spectateurs en ne devenant acteurs, bien sûr, que quand la machine doit les utiliser pour la mauvaise raison. Résultat : aujourd’hui, les sites qui renseignent sur le calendrier des championnats du monde sont les plus consultés sur le continent africain par les enfants africains. L’utilisation d‘un simple outil comme Google Trends permet d’avoir ces données dont je fais mention. Ces derniers (les enfants africains), qui peuvent tout ignorer l’existence d’une région proche d’eux et sa spécificité, sont pourtant devenus des experts en géographie de la planète. Ils connaissent le plus petit pays situé au fin fond de la Norvège, de la Finlande ou en Argentine. Parieurs très déterminés, ils sont prêts à vendre tout ce qu’ils ont de plus cher pour miser sur une équipe de D4 espagnole. La plupart d’entre eux sont victimes d’un système politique et social profondément détruit par la corruption et le népotisme où le travail ne paie pas, le mérite ne compte pas, le talent ne joue pas. En plus, cet espace est marqué par l’échec des plus brillants, le triomphe des plus médiocres et la récompense des plus indignes. Dans ce climat de décadence imminente de la société, ces jeunes qui se cherchent et nourrissent des rêves grandioses sans aucune porte d’espoir en face pour les aider à traverser, ne pourront choisir que de jouer de façon très hasardeuse pour espérer tomber sur le jackpot. D’autres prennent parfois conscience de leur dérive et cherchent parfois une issue heureuse, mais le système publicitaire très impactant qui se renforce et se territorialise en permanence, les empêche de sortir du tunnel. Car, il y aura toujours des flammes d’espoir pour eux de continuer à cause d’une entreprise publicitaire parrainée par des légendes du football africain comme El Hadji Ousseynou Diouf ou Didier Drogba, Samuel Eto’o, Jay-Jay Okocha, Emmanuel Adebayor ou même Michael Essien. Ces étoiles qui, dans un passé très récent, avaient magistralement réussi à faire croire aux yeux du monde en la capacité des Africains à se hisser au plus haut sommet tant que la formation est égale dans un environnement adéquat. Ces symboles du football africain, ne devraient jamais accepter que leur grande image soit associée à un projet destructeur pour le continent africain.
LA DIPLOMATIE SPORTIVE ET L’URGENCE DE LA LUCIDITÉ
L’exemple d ‘un pays comme l’Allemagne est patent ; ce dernier, qui est présent dans 130 pays, utilise le sport comme un outil de sa politique étrangère et de son influence culturelle en Afrique (ce qu’on appelle la diplomatie sportive). Les pays du Golf, malgré la forte domination de l‘Europe sont en train de bâtir une économie culturelle très forte à travers le football. Les Qataris avec Le Paris Saint Germain, les émirats propriétaires de Manchester City avec Cheikh Mansour et l’Arabie Saoudite qui a créé ces dernières années toutes les conditions nécessaires pour être la destination de choix de toutes les stars du football Mondial, en fin de carrière, témoignent tout leur intérêt pour ce sport. Les raisons ne sont pas simplement économiques ou touristiques mais aussi culturelles
Tout ceci pour dire simplement que l’Africain de 2025 ne doit plus regarder les matchs en se focalisant sur 22 joueurs, mais plutôt sur toute la politique derrière ce résultat définitif auquel nous avons accès et toutes les opportunités qui s‘offrent derrière ces images qui défilent. Car les infrastructures, les marques, les sponsors, les entreprises, les messages, l’économie, les jeux, les publicités, les médias : tout est instrument de Soft Power du capitalisme sauvage. Pendant que nous, Africains, jubilons et profitons en étant dans l‘extase, eux, ils déroulent leur agenda et nous utilisent pour bâtir des empires. D’où l’urgence de reconquérir notre intelligence lucide perdue et d’allumer le feu étouffé par nos émotions face à ces situations qui demandent une lucidité et toute la disponibilité de notre raison.
Lamine Diop( Al’amiin), Journaliste chroniqueur,copywriter en langue wolof, créateur de contenus positifs,déconstructeur de mythes🌷