Directeur de Suma Assistance, le Dr Babacar Niang pose un diagnostic circonstancié des incohérences chroniques constatées dans la stratégie de riposte à la covid-19. Entretien.
Par Mohamed NDJIM
Docteur Niang, vous faites partie de ceux qui remettent en question la stratégie sénégalaise de riposte à la covid-19. Que reprochez-vous aux autorités en charge de cette question ?
On veut gérer une crise épidémiologique sans recourir à l’expertise des épidémiologistes. Les épidémiologistes sont les plus aptes à prendre en charge cette question. Malheureusement, on voit que dans le quartier général de riposte, ces gens-là ne sont pas là. On n’entend pas parler de morbidité ni de prévalence de la maladie. La morbidité permet de savoir le nombre de nouveaux cas dans une population. Elle reflète de manière fiable la progression, tandis que la prévalence permet de faire un calcul pour savoir le nombre de cas suspectés dans la population. L’autre fois, j’ai dit que les chiffres sont sous-estimés. Dans la population, il y a des gens qui n’iront jamais à l’hôpital, il y a des endroits où il n’y a pas de corps médical, ce qu’on appelle des «déserts médicaux». Il y a aussi des intellectuels qui connaissent la maladie et qui vont se traiter tout seuls. La preuve, tous les enseignants qui étaient en congé ce n’est qu’au moment de leur mobilisation qu’on a pu trouver dix cas en moins de 24 heures. Cela veut dire que tous ces gens qui sont des intellectuels se sont pris en charge eux-mêmes pendant longtemps. C’est pourquoi je disais que si on donne un chiffre officiel de 4000 cas actuellement, il faut s’attendre à avoir 15.000 personnes atteintes. Malheureusement, et heureusement pour moi, ça a été confirmé par le Dr Bousso qui dirige le Centre des opérations d’urgence sanitaire (Cous), qui est au centre de la riposte. Et je pense qu’il a même sorti des éléments montrant qu’il faut s’attendre à une situation très grave avec le déconfinement, le relâchement des transports et l’ouverture des lieux publics.
Quel est votre avis de spécialiste sur la levée des restrictions et l’appel à vivre avec le virus ?
On est arrivé à un niveau où il y a eu tellement d’incompréhensions que le gouvernement a compris qu’il ne fallait pas mener de combat contre la population. Il y a eu des incompréhensions, les restrictions pour mettre à l’abri une population ont été sources de tension. Beaucoup de corporations à l’activité menacées étaient prêtes à descendre dans la rue pour en découdre avec les forces de l’ordre comme çà c’est passé dans les mosquées ; je pense qu’à un moment il faut jouer le jeu et laisser aux gens la liberté de leur responsabilité.
Vous convenez que la levée des restrictions participait à faire baisser la tension sociale… Qu’en est-il de l’aspect purement sanitaire ?
Les gens conscients comprennent que ce n’est pas à un gendarme de brandir une cravache pour qu’ils se protègent. Les gens qui savent ce qu’est un virus et qui veulent protéger leurs familles vont mettre des restrictions même plus élevées que celles du gouvernement. Des gens ont compris qu’au-delà du couvre-feu, l’état d’urgence c’est 24 heures sur 24. On connaît des gens qui ne sortent pas de chez eux, des jeunes qui ont compris l’intérêt de la distanciation. Les institutions européennes qui sont là sont en train de passer des examens avec des cours à distance. Donc cette prise en charge on aurait pu la faire en phase avec la modernité. On aurait pu continuer les cours, et même passer les bacs à distance. On n’en est pas arrivé là, on en est aux éléments de survie comme si on était un pays qui n’a pas autant de techniciens alors que c’est l’inverse. Chaque fois on nous dit que des jeunes ont inventé des robots, ont inventé des systèmes électroniques pour se laver les mains, pour distribuer des médicaments… Si on avait demandé leur contribution on aurait pu trouver des solutions à l’année blanche. Il y a des cours à distance, il y a des écoles réputées qui ont commencé à le faire bien avant le Covid. Les milliards dégagés pour faire face pourraient permettre de réduire la fracture numérique, d’autant plus que même avec un smartphone on peut suivre un enseignement à distance.
Quelle suite à tout cela ?
C’est dans quinze jours qu’on pourra mesurer l’évolution de la situation et l’impact de la levée des restrictions. Mais ce qu’on voit déjà, c’est qu’il y a le cap des cent par jour que les gens ne veulent pas dépasser. Ils ont utilisé une technique un peu sordide consistant à ne pas donner tous les prélèvements le même jour. On demande des prélèvements tous les jours, on met trois jours à nous les donner. Et pendant ce délai de trois jours ils sont en train de moduler les chiffres. Le jour où ils sont à 90 ils donnent tous les résultats. Les jours où ils sont à 99 ils disent que le malade doit refaire son analyse, donc il ne sera pas inclus au bilan de la journée. C’est ce qui a permis des fois de passer de 99 cas à 79 cas comme par enchantement. C’est sûr et certain, j’en mettrais ma main au feu, les chiffres sont artificiels.
Le flou persiste quoi qu’on dise…
Le flou persiste quand même, et quelque part il y a une politique qui fait qu’on essaie de ne pas franchir le cap des 100 cas par jour. Laissons ces dossiers-là aux mains des épidémiologistes. Il y a ce qu’on appelle la morbidité, ce qu’on appelle la prévalence. Il y a même d’autres marqueurs beaucoup plus fins qui permettraient d’affiner la riposte s’ils étaient gérés par des épidémiologistes. On est dans des éléments de stratégie politique où d’intérêts personnels avec le monopole de l’institut Pasteur qui veut faire toutes les analyses non seulement du Sénégal, mais aussi de la Françafrique, de Dakar à Madagascar. Ils veulent détenir des données d’une portée incroyable, d’une portée presque mondiale. Ça va partir du Sénégal en passant par le Mali, la Guinée, le Bénin jusqu’à Madagascar ; il y a une velléité de détenir notre Adn et ça c’est déplorable. Actuellement, il paraît qu’il y a 36 machines qui peuvent faire la même analyse ici au Sénégal. C’est le même appareil avec lequel on teste la tuberculose. Avec la tuberculose on a été suréquipés par les nordiques qui ont pris en charge la tuberculose, ces appareils-là sont disponibles au Sénégal. Le Chu de Dakar qui a formé tous les virologues, même de l’Institut Pasteur, a des appareils aussi performants. C’est pour ça que Mboup a pu trouver le deuxième virus du Sida. On est dans un pays où on a d’éminents virologues et du matériel très sophistiqué, et c’est incompréhensible qu’un seul laboratoire qui dit qu’il peut donner les résultats en 24 heures n’arrive pas à le faire. J’ai une dame hospitalisée que j’ai été obligé de garder et cela va faire quatre jours aujourd’hui qu’on n’a pas son résultat.
Parce que l’Institut Pasteur est submergé ?
Ils sont submergés et en même temps ils veulent contrôler les chiffres. Je vous ai dit que si tous les résultats sortaient aujourd’hui ils ne voudraient pas les donner parce que cela n’arrange pas tout le monde. Concernant la dame dont je vous parle, ils ont prétexté que le prélèvement est douteux, ils sont revenus le faire et on est reste suspendu à leur bon vouloir alors que la situation est critique.
Comment se déroule la prise en charge des cas suspects au niveau de Suma Assistance ?
Il faut que tout le monde soit vigilant. C’est un virus, c’est très difficile de lutter contre lui, mais on a la chance que toute sa physiopathologie est connue. On sait comment il se développe, on sait comment il se propage par les gens. Nous on a une clinique avec 125 personnes, mais on a mis tous les moyens qui empêchent le virus de rentrer par les yeux, par le nez et par la bouche. Ça c’est très simple à mettre en place. On a eu 20 cas peut-être depuis qu’on est là, mais on n’a jamais été mis en quarantaine ; tous les employés sont en bonne santé. Les seuls cas qu’on a eu ce sont des gens qui travaillent dans d’autres entreprises. Au niveau de la clinique on a plus de 125 employés, des balayeurs jusqu’aux serveurs en passant par les médecins, tout le monde porte des équipements de protection et on est à l’abri. On a été obligés d’ouvrir un centre d’isolement parce qu’il y a des gens qui ne peuvent pas aller chez eux et qui ne peuvent pas être dans des hôtels où ils n’ont pas de soins et qui ont en plus des comorbidités qui sont les états les plus à risque. Des gens qui ont l’hypertension, des gens qui ont le diabète on s’est organisé pour les garder en attendant que les centres de traitement les prennent. Au niveau de la médecine privée qui a été mise de côté, si les autres ne peuvent pas tout prendre en charge, il faut que l’on mette nos compétences médicales au service des populations. Un groupe a décidé que çà doit rester entre les mains du ministère, mais la population, si elle a l’habitude de vous solliciter, viendra vous solliciter. C’est une question de confiance. C’est un combat qui est à tous les niveaux. Au niveau individuel chacun doit se protéger, au niveau professionnel chacun doit prendre sa responsabilité et je crois qu’on va y arriver.