Alors que le retrait des troupes américaines est quasi terminé et tandis que les combats s’intensifient autour de plusieurs villes afghanes, une délégation de talibans a été invitée en Chine.
Traditionnellement, la diplomatie chinoise est prudente. Mais, à l’égard de l’Afghanistan, Pékin a décidé de prendre les devants. Alors que le retrait des troupes américaines est pratiquement terminé, et tandis que les combats s’intensifient autour de plusieurs villes afghanes, une délégation de talibans a été invitée en Chine.
Pékin donne ainsi l’impression qu’à ses yeux, les troupes gouvernementales ne peuvent plus l’emporter et qu’il est donc réaliste de discuter avec ceux qui vont prochainement prendre le pouvoir. Une semaine après que les Talibans ont envoyé cette délégation en Chine, leurs troupes se sont emparées de deux villes: Zarandj, au sud du pays, et Chéberghân au nord, et contrôlent également depuis le 8 août la grande ville de Kunduz, un important centre économique à 30 kilomètres de Kaboul.
Xi Jinping veut rassurer Ashraf Ghani
Pour autant, Pékin ne veut pas abandonner brutalement le gouvernement afghan. Le 16 juillet, le numéro 1 chinois, Xi Jinping en personne, s’est entretenu par téléphone avec le président afghan Ashraf Ghani. Il l’a assuré que «la Chine soutenait fermement les efforts du gouvernement afghan pour sauvegarder la souveraineté, l’indépendance et l’intégrité territoriale du pays». Après quoi, le 2 août, Xinhua, l’agence de presse officielle chinoise, a fidèlement relaté les propos tenus la veille par le président afghan devant le Parlement à Kaboul: «Nous avons un plan de sécurité de six mois, a-t-il dit, pour changer la situation sécuritaire dans le pays. Les forces de sécurité sont suffisamment capables pour stabiliser la situation sécuritaire.» Xinhua indique que le Parlement afghan a ensuite exhorté les talibans à abandonner le combat.
Par ailleurs, sur un tout autre sujet, la lutte contre le coronavirus, des journalistes de l’agence chinoise sont allés à Kaboul en juillet pour interviewer le ministre afghan de la Santé publique, Wahid Majroh. Lequel a remercié la Chine «qui a fourni à l’Afghanistan des respirateurs, des masques et des désinfectants, alors qu’elle-même avait aussi besoin de ces ressources à ce moment-là». Et le ministre d’ajouter: «Il est très difficile de porter un jugement sur l’origine de la pandémie […]. Tout jugement en la matière doit être étayé et ne sera valable que s’il est fondé sur des preuves scientifiques et des preuves solides.» Pour Pékin, il n’est jamais inutile de relayer ainsi des déclarations conformes aux positions officielles chinoises.
Visite des chefs talibans à Tianjin
Mais, à Kaboul, on n’a pas du tout apprécié ce qui a suivi: le voyage en Chine, les 27 et 28 juillet, du mollah Abdul Ghani Baradar, l’un des chefs de l’émirat islamique des talibans. Il est venu accompagné d’une quinzaine de moudjahidines de la guérilla afghane. Ils n’ont certes pas été reçus par les plus hautes autorités chinoises. Ils ont eu un entretien avec Wang Yi, le ministre des Affaires étrangères, qui est également membre du bureau politique du Parti communiste chinois. D’autre part, cette rencontre s’est déroulée à Tianjin, à une centaine de kilomètres de Pékin. La prudence sanitaire imposée par les risques de résurgence du Covid a visiblement servi de prétexte pour imposer que cette rencontre n’ait pas lieu dans la capitale chinoise.
Signe qu’il ne s’agissait pas pour Pékin de cacher cet événement, des photographies ont été prises de Wang Yi en costume-cravate aux côtés de combattants en salwar kameez, la traditionnelle tunique afghane. Dans les médias chinois, Wang Yi a tenu à expliquer que «les talibans sont une force politique et militaire cruciale en Afghanistan». La Chine espère donc les voir «jouer un rôle important dans le processus de paix, de réconciliation et de reconstruction en Afghanistan».
Le ministre des Affaires étrangères et conseiller politique chinois Wang Yi
Bien qu’il n’y ait pas de compte-rendu précis des discussions qui ont suivi, la question des Ouïghours a certainement été abordée par le ministre chinois. Cette population vit dans la province chinoise du Xinjiang et fait l’objet d’une sévère répression. Chaque maison est étroitement surveillée par la police et plus d’un million de Ouïghours seraient actuellement retenus dans des camps de «dé-radicalisation». Pas question pour Pékin qu’une fois installés au pouvoir à Kaboul, les talibans organisent un soutien logistique en faveur des Ouïghours, considérés par Pékin comme d’authentiques terroristes.
Depuis une vingtaine d’années, nombre de combattants ouïghours ont fui le Xinjiang pour se réfugier en Afghanistan. Ils sont passés par la province du Pamir, à l’extrémité orientale du corridor du Wakham. Dans cette région de hautes montagnes, la frontière avec la Chine ne fait que 76 kilomètres et les rares passages se situent à plus de 3.000 mètres d’altitude. Un grand nombre de ces combattants sont aujourd’hui dans les rangs des talibans après avoir servi dans les rangs de Daech au plus fort des combats en Syrie et avoir participé de 2014 à 2019 à la mise en place de l’État islamique.
La Chine se préoccupe de faire passer toutes sortes de marchandises par les routes afghanes afin de les exporter.
À la différence de ce qu’ont fait naguère plusieurs États d’Asie, dont le Pakistan, il est très peu probable que les talibans acceptent de livrer à la Chine les leaders ouïghours qui sont à leurs côtés. En revanche, Pékin a visiblement insisté pour avoir l’assurance que ces guerriers n’interviennent pas au Xinjiang.
Le 28 juillet, au sortir de l’entretien avec Wang Yi, un porte-parole des talibans a déclaré à l’AFP qu’en réponse «l’émirat islamique a assuré à la Chine que le sol afghan ne serait pas utilisé contre la sécurité du pays». Il se peut également que le ministre chinois ait demandé que le probable futur gouvernement afghan des talibans s’engage à ne pas envoyer d’armes au Xinjiang. Dans ce domaine, la Turquie montre un exemple de parfaite neutralité alors que les Ouïghours parlent une langue turcophone.
Le commerce avant tout
Dans les conversations avec les chefs talibans à Tianjin, d’autres demandes chinoises, d’ordre économique, ont pu apparaître. D’abord, la Chine a besoin de commercer le plus normalement possible avec l’Afghanistan. Ce qui signifie de pouvoir continuer à exploiter sans risque la mine de cuivre d’Aynak, située au sud de Kaboul, dans laquelle les Chinois ont déjà investi l’équivalent de 5,6 milliards d’euros. Il s’agit également de développer le transit et la vente de produits chinois dans des zones reculées du pays. Tout cela rentre dans le cadre du vaste projet chinois de «Nouvelle routes de la soie» qui n’a représenté jusqu’ici qu’environ 3,7 milliards d’euros en Afghanistan
Autre préoccupation très importante pour la Chine: avoir la possibilité de faire passer, là aussi sans danger, toutes sortes de marchandises par les routes afghanes, afin de les exporter vers l’Iran, les pays arabes, le Turkménistan, l’Iran et surtout le Pakistan. Le Pakistan est un allié de longue date de la Chine, avec laquelle il partage un souci constant de limiter autant que possible toute volonté d’expansionnisme de l’Inde. Or, les talibans ont une relation forte avec le Pakistan, où ils ont établi des bases arrières. Dans ces conditions, le gouvernement pakistanais fait pression sur les talibans pour qu’ils entretiennent une bonne relation avec la Chine.
La proximité qu’Imran Kahn, le Premier ministre pakistanais, entretient avec la Chine, l’amène à ne pas critiquer Pékin, même lorsque des populations musulmanes sont maltraitées. Il déclarait le 20 juin, au portail américain d’information Axios, «ne pas être sûr de ce que l’on raconte» à propos du traitement réservé par la Chine aux Ouïghours. Précisant que «selon les Chinois, aucune répression ne s’exerce sur les 11 millions de Ouiïghours» et que de toutes façons, sur ce sujet «les problèmes éventuellement rencontrés avec les Chinois se traitent à huis clos».
Des contacts de longue date
En tout cas, les contacts entre les Chinois et les talibans existent depuis fort longtemps. Dans les années 1980, Pékin était en froid depuis plus de vingt ans avec l’URSS et exprimait une sympathie discrète envers ces combattants qui luttaient contre les troupes soviétiques qui occupaient l’Afghanistan. Puis, de 1996 à 2001, les talibans ont gouverné l’Afghanistan. Les Chinois les soutenaient tout aussi discrètement, notamment en les aidant matériellement. En échange de quoi, les talibans, là encore, n’intervenaient pas dans le monde musulman de Chine.
Puis, il y a une vingtaine d’années, les États-Unis ont chassé les dirigeants talibans. Ceux-ci étaient coupables de proximité avec nombre de terroristes proches de ceux qui avaient provoqué les quatre attentats-suicides du 11 septembre 2001. Un gouvernement aux pratiques démocratiques s’est installé à Kaboul tandis que la Chine restait en contact avec les chefs talibans réfugiés au Pakistan. Aujourd’hui que la Chine est devenue une puissance économique à l’échelle planétaire, elle souhaite qu’une réelle stabilité règne dans les pays qui l’entourent. Peu importe donc que les talibans se soient faits connaître comme adeptes d’un islam rigoureux.
«La Chine a toujours adhéré au principe de non-interférence dans les affaires internes de l’Afghanistan.»
Wang Yi, ministre des Affaires étrangères et conseiller d’État chinois
La Chine, dont l’athéisme est très officiellement fondé sur les principes du marxisme-léninisme, veut avoir une solide relation avec eux. Ce qui amène notamment à ne pas chercher à interférer dans les affaires intérieures de l’Afghanistan. Ce que le ministre Wang Yi a résumé le 4 juillet. À la fin de la visite des chefs talibans à Tianjin, il les a invités à «brandir haut le drapeau de la paix» puis il a déclaré que «la Chine a toujours adhéré au principe de non-interférence dans les affaires internes de l’Afghanistan et l’Afghanistan appartient au peuple afghan». Il a complété son propos en pointant «l’échec de la politique américaine en Afghanistan».
De leur côté, les talibans ont beaucoup à gagner à avoir une bonne relation avec Pékin. Au moins, cela peut leur permettre d’être moins dépendants du Pakistan. D’autre part, si l’ONU était amenée à vouloir condamner l’action des talibans une fois qu’ils auront pris le pouvoir à Kaboul, la Chine est en mesure de s’opposer à d’éventuelles sanctions que pourrait envisager le Conseil de sécurité. Cependant, de nombreuses inconnues demeurent. Les talibans, divisés en une multitude de groupes ethniques, sont-ils capables d’obéir à un gouvernement central? De ne plus être une force rétrograde? En dynamitant en 2001 les bouddhas de Bâmiyân au prétexte qu’ils étaient antérieurs à l’islam en Afghanistan, ils ont grandement contribué à donner d’eux une image d’extrémistes islamiques intransigeants.
Guerre civile
Pour l’instant, le pays connaît une phase de guerre civile dans laquelle les victimes civiles se multiplient. Les forces gouvernementales disposent d’un avantage: elles peuvent bombarder les positions des talibans grâce à des avions et des hélicoptères que leur ont laissés les Américains. Et, pour l’instant, l’aviation américaine intervient encore ponctuellement autour de certaines villes afghanes que les moudjahidines tentent d’encercler. C’est notamment le cas à Hérat, à l’ouest du pays ainsi qu’au sud autour de Kandahar et de Lashkar Gah, où l’objectif est de s’emparer d’une des plus importantes régions afghanes de production d’opium.
De plus, le 3 août, un groupe armé composé de quatre talibans a tenté d’enlever le ministre de la Défense de son domicile à Kaboul. L’intervention des troupes gouvernementales a empêché cette opération de réussir. Huit personnes ont été tuées et une vingtaine blessées. Le lendemain, les talibans ont prévenu que cette action n’était que «le début d’opérations de représailles» contre de hauts responsables gouvernementaux, en réponse aux bombardements qu’ils ont ordonné. Mais, à Kaboul même, de nombreux habitants sont descendus dans les rues en clamant leur soutien aux forces de l’armée afghane. Deux jours plus tard, les talibans ont revendiqué l’assassinat de Dawa Khan Menapal, le chef du service de communication du gouvernement afghan.
Le 6 août, l’émissaire de l’ONU en Afghanistan, la Canadienne Deborah Lyons, a décidé de réagir à tous ces événements. Elle a appelé les talibans à «cesser» les «attaques contre les villes» et demandé que le Conseil de sécurité lance un avertissement «sans ambiguïtés». Elle a également fait savoir lors d’une réunion du Conseil «qu’un gouvernement imposé par la force en Afghanistan ne sera pas reconnu».
Une part importante de la population afghane ne veut pas d’un retour au pouvoir des talibans. Dans les années où ils ont dirigé le pays, ils ont pratiqué une politique dominée par un profond obscurantisme et la population ne la pas oublié. Les moudjahidines d’aujourd’hui tireraient probablement avantage à présenter une autre image d’eux-mêmes. Mais rien n’indique que cette question ait été abordée lors des rencontres de Tianjin. Ce n’est pas un sujet sur lequel la Chine peut estimer avoir une grande compétence.