Les anciennes juges afghanes sont traquées par les criminels qu’elles avaient condamnés

En arrivant au pouvoir, les talibans ont ouvert les prisons d’Afghanistan. Les hommes condamnés par des femmes sont maintenant libres de se venger.
 
Ce n’est plus un secret pour personne: en Afghanistan, les talibans qui ont pris le pouvoir le 15 août ont décidé d’exercer une politique d’oppression absolue contre les femmes. Malgré la communication officielle qui semble vouloir convaincre la communauté internationale que les nouveaux maîtres du pays sont devenus plus «inclusifs» et que les femmes ont un autre rôle à jouer dans la nouvelle société afghane que celui de femelles reproductrices invisibles, il semble bien que la moitié féminine de la population soit destinée à vivre ce que nous, en Occident, considérerions comme une dystopie à la Margaret Atwood.
 
Depuis l’arrivée des talibans, de moins en moins de femmes sont autorisées à travailler et à étudier. Le nouveau recteur de l’Université de Kaboul, Ashraf Ghairat, 34 ans, sans expérience, décrit par ses anciens camarades de classe comme «un étudiant isolé aux vues extrémistes, qui avait des problème avec ses camarades et professeurs femmes», a affirmé que les écoles du pays étaient des «centres de prostitution» et décrété que les femmes ne pourraient ni étudier, ni enseigner jusqu’à nouvel ordre. Cette situation est à elle seule suffisamment cauchemardesque pour empêcher de dormir toute personne un tant soit peu féministe.
 
Mais ce n’est pas tout. Non seulement nombre de femmes ont dû quitter leur emploi et presque toutes restent cloîtrées chez elles, entièrement dépendantes des hommes de leur famille, mais certaines sont désormais chassées comme du gibier, condamnées à payer pour avoir fait leur travail avant l’avènement de cette nouvelle dictature.
 
La loi du talion
 
Certes, lorsqu’il restait une présence occidentale en Afghanistan, la situation était loin d’y être idéale: la corruption était endémique, les financements détournés et la société pas particulièrement égalitaire. Mais les femmes y jouissaient d’une relative liberté et le système judiciaire fonctionnait bon an mal an selon une formule qui nous semble à peu près familière et se trouve désormais à mille lieues du nouveau système (les talibans torturent, puis pendent et exposent les cadavres des victimes de leur justice expéditive avec une déconcertante désinvolture). Il y avait même des femmes juges: 270 au cours des vingt dernières années.
 
Aujourd’hui, ces femmes qui hier condamnaient les criminels à des peines de prison se retrouvent à leur tour sur le banc des accusés, mais selon une justice relevant de la loi du talion.
 
Comme l’explique un article de la BBC, ces femmes juges –enfin, ex-juges, bien entendu, puisqu’il n’est plus question qu’elles travaillent– sont traquées par les hommes qu’elles ont fait condamner autrefois, lorsque la société dans laquelle elles vivaient avaient encore quelque semblant de logique.
 
«Quand le jugement a été prononcé, le criminel s’est approché de moi et m’a dit: “Quand je sortirai de prison, je te ferai ce que j’ai fait à ma femme.”»
Masooma, ancienne juge
 
Lorsque les talibans sont arrivés au pouvoir, ils ont ouvert les prisons et libéré des milliers d’hommes. Parmi eux, des criminels condamnés pour viol, meurtre, torture. Et qui sont bien décidés à se venger des femmes qui les ont mis derrière les barreaux à l’époque.
 
Masooma, une de ces femmes juges, raconte avoir fui sa maison au moment même où elle a appris que les talibans avaient ouvert les prisons. Ses voisins l’ont informée par SMS que très peu de temps après son départ, des talibans s’étaient présentés à son domicile. «Masooma raconte qu’en entendant la description de ces hommes, elle a su immédiatement qui la recherchait. Plusieurs mois avant l’arrivée des talibans, Masooma avait jugé une affaire impliquant un membre de ce groupe, qui avait assassiné sa femme. Elle l’avait reconnu coupable et condamné à vingt ans de prison. “J’ai encore l’image de cette jeune femme en tête. Ce crime était particulièrement atroce”, se rappelle Masooma. “Quand le jugement a été prononcé, le criminel s’est approché de moi et m’a dit: ‘Quand je sortirai de prison, je te ferai ce que j’ai fait à ma femme. […] Je te retrouverai et je me vengerai.’”», rapporte la BBC.
 
Pour ce meurtrier et pour tous les hommes libérés et assoiffés de vengeance, le moment est venu. Au moins 220 anciennes juges se cachent en ce moment en Afghanistan, selon les informations de la BBC. Les témoignages de six d’entre elles, recueillis dans différentes provinces au cours des cinq dernières semaines, sont à peu près identiques. Toutes ont reçu des menaces de mort de talibans qu’elles avaient envoyés en prison, notamment pour le meurtre de leurs femmes. Toutes changent de cachette très régulièrement. Toutes affirment que les talibans sont venus chez elles et ont questionné le voisinage pour savoir où elles étaient.
 
Interrogé à ce sujet, le porte-parole des talibans a affirmé à la BBC que les femmes juges n’avaient aucune raison d’avoir peur, et que personne n’avait le droit de les menacer. «Nos unités militaires spéciales sont obligées d’enquêter pour ce type de plaintes et d’agir en cas d’infraction», affirme-t-il.
 
Aucune échappatoire
 
Ces femmes étaient souvent la principale source de revenus de leur famille; désormais privées de salaires, leurs comptes en banque bloqués, elles sont réduites à vivre de la charité de leurs proches.
 
Sanaa, qui dans sa vie d’avant a jugé de nombreuses affaires impliquant des talibans et des membres du groupe État islamique, dit avoir reçu plus de vingt appels téléphoniques de menaces de la part d’anciens prisonniers aujourd’hui libérés. Lorsque son frère est retourné chez eux prendre des affaires, plusieurs voitures sont arrivées et les talibans lui ont demandé si c’était bien la maison de la juge. Lorsqu’il a répondu qu’il ignorait où elle se trouvait, ils l’ont jeté dans l’escalier et l’un d’eux s’est mis à le battre avec la crosse de son fusil. «Mon nez et ma bouche étaient couverts de sang, se souvient-il. Il n’y a pas moyen de s’échapper. Nous ne pouvons fuir dans aucun pays, pas même au Pakistan.»
 
Marzia Babakarkhail, une ancienne juge afghane qui vit désormais au Royaume-Uni, milite pour l’évacuation de ses collègues restées sur place. «Ça me brise le cœur quand je reçois un appel d’une de ces juges [cachées] dans les villages qui me disent: “Marzia, qu’est-ce qu’on doit faire? Où doit-on aller? Nous serons bientôt dans nos tombes.”»
 
Selon Human Rights Watch, en Afghanistan, 87% des femmes et des filles subissent des agressions au cours de leur vie. Et contrairement à une dystopie à la Margaret Atwood, la fuite n’est pas une option.

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