Vous avez consacré votre thèse à l’islam au Bangladesh. Selon vous, cette population d’environ 175 millions de personnes est à 91% sunnite, 8% hindouiste, moins de 1% chrétienne, animiste et bouddhiste, avec des sous-catégories. Deux jours avant le verdict dans le procès Sheikh Hasina, samedi, des dizaines de milliers de musulmans se sont réunis dans la capitale, pour exiger que la petite communauté des ahmadiyya soit exclue de l’islam. « Ils peuvent vivre dans notre pays comme adeptes d’une autre religion », a expliqué un participant à l’AFP, mais l’État nouveau doit « les déclarer infidèles ». Le rapport de la religion à l’État est-il un enjeu de la campagne en cours ?
Charza Shahabuddin : Le rapport entre religion et État est fondamental pour comprendre la construction de l’État-nation au Bangladesh. Sa raison d’être pour se distinguer du Pakistan en 1971 : le sécularisme. L’indépendance du Bangladesh a remis en cause la logique identitaire et religieuse de la partition des Indes de 1947, qui séparait musulmans et hindous, par l’une des frontières les plus incongrues au monde.
Les forces politiques islamistes, qu’il s’agisse de la Jamaat-e-Islami ou d’autres formations, se sont toujours opposées à cette vision d’un Bangladesh séculariste. Pendant plusieurs décennies, la Ligue Awami de Sheikh Hasina était censée se différencier du BNP ou de la Jamaat, précisément sur ce principe.
Le sécularisme n’est pas seulement la neutralité religieuse dans la gestion des affaires religieuses ; c’est avant tout un principe constitutionnel qui garantissait aux minorités, aux associations et aux ONG, la possibilité de travailler avec une certaine sérénité et avec une certaine forme de protection. Mais la réalité, c’est que le travail de sécularisation des institutions et des mentalités n’a pas suffisamment été mené par les instances étatiques, mais bien par une multitude d’organisations locales.
Le Bangladesh est majoritairement musulman, mais l’islam est pluriel, il est traversé par une multitude de branches, de pratiques et de rituels : le soufisme mystique des Bauls, où femmes et hommes chantent ensemble ; les dévots hindous et musulmans qui invoquent des saints musulmans ; les barelvis, les ahmadis, ainsi que les minorités hindoues (8%) et bouddhistes.
La population au Bangladesh est traditionnellement pieuse, or il existe une différence fondamentale entre la piété et l’intolérance. Que le Bangladesh soit devenu, à l’instar de ses voisins indien ou birman, aussi intolérant face à la diversité (au sein même de l’islam), est le résultat de l’influence d’entrepreneurs politiques identitaires et religieux.
Ce que l’on observe actuellement avec le gouvernement intérimaire, c’est qu’il a cédé face aux pressions islamistes. Cela dit, la Ligue Awami de Sheikh Hasina n’avait pas fait mieux : elle avait accordé d’innombrables concessions au Hefazat-e-Islam, un groupe d’enseignants et d’étudiants issus des qawmi madrasas, institutions dont le contenu pédagogique n’est pas validé par l’État et dont la formation des enseignants laisse à désirer. Elle avait notamment retiré des manuels scolaires des poèmes écrits par un auteur hindou, ou encore reconnu l’équivalence d’un diplôme de qawmi madrasa avec celui du cursus général. Le gouvernement actuel suit une logique similaire en décidant, par exemple, de supprimer des postes d’enseignants de musique et d’éducation physique en primaire.
En février 2026, les électeurs doivent voter pour les premières législatives depuis 2018, et se prononcer sur une série de réformes destinées à tourner la page de la Première ministre précédente. Le parti Jamaat-e-Islami va cette fois participer. Qui sont-ils ?
Principal parti islamiste du Bangladesh, la Jamaat-e-Islami a été fondée par Sayyid Abul Ala Maududi avec pour projet d’établir un État théologique. Le parti avait soutenu l’armée pakistanaise et permis de cibler les assassinats sur le territoire bangladeshi. La Ligue Awami avait était élue en décembre 2008 sur la promesse de campagne de juger les criminels de la Jamaat coupables de crimes de guerre.
Sous le règne de l’ex-Première ministre Sheikh Hasina (2009-2024), la Jamaat-e-Islami a été interdite et ses militants traqués, obtenant une certaine sympathie de la part de la population durant la révolte.
Cela ne l’a pas empêchée de s’organiser avec une efficacité remarquable. Profitant de la déficience de l’État, la Jamaat a développé des services sociaux, des assurances, des hôpitaux, des écoles : une implantation méthodique dans quasiment tous les secteurs en tissant un dense réseau d’institutions financières, éducatives et sociales — banques islamiques, compagnies d’assurance, ONG, établissements scolaires —, formant un véritable « État parallèle ». En termes de compréhension du néolibéralisme, la Jamaat est d’ailleurs probablement le parti le mieux intégré économiquement.
Depuis l’été 2024, la Jamaat-e-Islami capitalise sur l’effondrement de l’ancien régime pour redorer son image. Le parti prétend avoir « expié » ses fautes en participant aux manifestations étudiantes de l’été 2024 en soutien à la restauration de la démocratie, en revendiquant des réformes constitutionnelles présentées comme démocratiques, et en mobilisant sa branche étudiante, l’Islami Chhatra Shibir, à travers des actions symboliques. En juillet 2025, le Shibir a ainsi organisé une exposition assimilant certains dirigeants de la Jamaat responsables de crimes de guerre en 1971 à des héros de la contestation contre le régime autoritaire. L’objectif est clair : brouiller les frontières entre bourreaux et résistants de la guerre de 1971, établir un parallèle artificiel avec la révolte de 2024, et influencer les nouvelles générations, peu armées face à des décennies de répression de leur liberté d’expression et parfois indifférentes à la rigueur historique. Cette relecture du passé s’accompagne d’attaques ciblées contre la mémoire nationale : incendie de la maison-musée où Sheikh Mujibur Rahman a été assassiné, vandalisme de la résidence du prix Nobel de littérature Rabindranath Tagore et violence contre d’anciens combattants de 1971.
Tout en affichant des gestes d’ouverture — écoles pour filles, discours pro-libération, respect apparent des minorités — ces institutions diffusent un discours identitaire rigide : rejet du sécularisme, marginalisation des femmes, hostilité envers les minorités sexuelles, religieuses et ethniques, souvent renforcée par des financements du Golfe.
Ce qui se joue aujourd’hui, c’est le basculement vers un État où des responsables politiques peuvent affirmer que les femmes ne devraient danser qu’« entre elles », que toute musique — hormis la musique islamique — doit être interdite, et que les arts ou la sculpture doivent disparaître. Ce message est porté par des militants islamistes du Shibir, branche étudiante de la Jamaat-e-Islami, mais aussi par des groupes conservateurs misogynes qui s’appuient sur une prétendue autorité religieuse pour diviser la société et cibler en particulier les femmes, les minorités et les adivasis.
Ces derniers mois, de nombreux incidents et violences publiques, visant notamment les femmes, ont été imputés aux mouvements islamistes en général, n’est-ce pas ?
Les femmes sont toujours les premières victimes d’un changement de pouvoir politique, et au Bangladesh, cette réalité ne fait que s’aggraver. Depuis des mois, elles disparaissent de la scène publique : certaines sont parties d’elles-mêmes, d’autres ont été écartées. Dans une société conservatrice que l’on a laissée se durcir, les violences — viols domestiques, dans la rue, agressions en milieu scolaire ou dans les madrasas — ne sont plus des exceptions. Ces violences existaient sous les gouvernements précédents, mais la différence aujourd’hui est que des formations islamistes comme la Jamaat ou le Hefazat inscrivent explicitement dans leur agenda politique le contrôle des femmes : codes vestimentaires, interdiction de fumer, séparation stricte des sexes, voire limitation de leur liberté de mouvement et de travail.
Sur les campus de Dacca, ce durcissement se manifeste déjà : l’apparition de bombes artisanales dans des espaces historiquement progressistes comme Dhaka University témoigne d’une volonté de rendre intolérables des modes de vie jusque-là acceptés — des jeunes femmes qui fument, écoutent de la musique, circulent librement. Cette pression morale s’accompagne d’une justice expéditive, alimentée par des militants islamistes présents jusque dans la police. Les incidents se multiplient, comme cette jeune femme insultée dans un bus car non voilée, révélant la tentative d’instaurer de nouvelles normes sociales qui n’ont jamais été la norme au Bangladesh — pays où coexistent de longue date femmes en orna, voilées, non voilées ou en burqa.
Face à ces tentatives de contrôle, une nouvelle génération de jeunes femmes féministes défend au contraire la liberté de toutes, voilées ou non. Lors de la révolte de 2024, cette hétérogénéité est apparue clairement : entre les groupes islamistes cherchant à normer les corps et les comportements féminins, et les jeunes femmes revendiquant le droit de vivre comme elles l’entendent. C’est cette tension — entre imposition d’un ordre moral et résistance féministe — qui façonne aujourd’hui les batailles autour du rôle des femmes dans l’espace public bangladeshi.
Au niveau local, au Bangladesh, peut-il arriver que les islamistes participent aux règlements sur le plan judiciaire ?
La principale victoire des islamistes réside avant tout dans leur capacité à diffuser leurs normes religieuses et à s’imposer comme une autorité légitime, tout en promouvant souvent l’intolérance et la violence, notamment envers les femmes. Cette influence passe aussi par des groupes comme le Tabligh Jamaat, qui encouragent des familles très pauvres — paysans sans terre, pêcheurs — à envoyer leurs enfants en madrasas en promettant une élévation sociale ou spirituelle, en omettant de rappeler que l’école publique est gratuite. Parallèlement, existent depuis longtemps des tribunaux locaux, les panchayats, mêlant responsables associatifs, religieux ou non, qui règlent des litiges conjugaux, requalifient parfois des viols ou arbitrent des conflits ruraux. Face à ces « justices populaires », la société civile joue un rôle essentiel : certaines ONG, comme Nijera Kori, s’efforcent d’être présentes pour éviter que ces espaces ne soient monopolisés par des acteurs islamistes ou conservateurs.
Jeudi 13 novembre, c’est Muhammad Yunus, pour rappel lauréat du Nobel de la paix, qui a annoncé qu’une charte constitutionnelle signée par l’essentiel des partis politiques serait soumise à référendum. Il est parvenu à la faire signer aux principales forces politiques, en octobre. Le Parti nationaliste du Bangladesh (BNP) et le Jaamat-e-Islami l’ont fait, tandis que la Ligue Awami ne pourra participer au scrutin. Le parti NCP créé par des jeunes l’an passé, n’a pas signé. Le document de 28 pages limite à deux le nombre de mandats du Premier ministre, renforce les pouvoirs du président, met en place une deuxième chambre au Parlement jusqu’ici monocamérale, qu’on appelle Jatiya Sangsad, élue à la proportionnelle. Enfin, il réaffirme le caractère multiethnique et multireligieux du pays. Pourquoi le mouvement citoyen n’a-t-il pas signé ?
À mon sens, il s’agit avant tout d’une stratégie de distinction : le NCP cherche à se démarquer à la fois de la Jamaat et du gouvernement intérimaire, en se présentant comme une force autonome et crédible. Officiellement, il reproche au gouvernement de transition de ne pas préciser comment la charte sera appliquée, ce qui tromperait la population. Mais, depuis plusieurs mois, ses fondateurs travaillent surtout à construire un positionnement intermédiaire, ni islamiste, ni pro-gouvernemental.
En juillet dernier, le NCP et d’autres partis ont signé une charte que certains souhaitent intégrer au préambule de la future Constitution, en établissant un parallèle entre la révolte de 2024 et la guerre d’indépendance de 1971. Or, s’il est indispensable de juger les crimes de l’été 2024 et d’honorer les 1 400 victimes, on ne peut pas assimiler cette révolte à une seconde guerre d’indépendance : il n’en existe qu’une seule.
Le NCP, initialement composé de profils très variés, a rapidement basculé vers sa faction la plus conservatrice. Son leader Hasnat Abdullah, interrogé sur la Jamaat en tant que parti islamiste, a répondu : « La Jamaat est islamiste ? », manière à peine voilée de contribuer à sa normalisation. Pourtant, la Jamaat-e-Islami reste le parti fondé par Sayyid Abul Ala Maududi, porteur d’un projet d’État théologique. Aujourd’hui, tout est mis en œuvre pour qu’elle apparaisse comme un acteur démocratique — ou du moins pour en donner l’illusion.
Comment anticipez-vous les résultats de février ?
De façon très pessimiste, le sacrifice de ces 1 400 innocents, enfants et étudiants, qui a permis la chute du régime pour se retrouver avec le BNP et la Jamaat, qui concourent aux élections, est révoltant. La dernière fois que ces deux partis ont formé une coalition (entre 2001 et 2006), le Bangladesh a été secoué par la plus grande vague d’attentats jihadistes. L’État de droit n’existant pas, le vide politique, administratif, depuis un an et demi, a été comblé par ceux qui sont le mieux organisés politiquement, c’est-à-dire le BNP et la Jamaat.
Les leaders politiques de la Chatra League sont devenus des monstres, parce qu’il n’existait aucun mécanisme de régulation, aucune capacité à nuancer leurs positions ni à exercer la moindre autocritique. Les membres du Shibir soutiennent le modèle d’une société profondément intolérante, où les femmes, entre autres, joueraient un rôle secondaire.
