Selma, 27 ans, le sait : son mariage est basé sur un mensonge. «Mais il vaut mieux mentir que subir la chouha», rétorque-t-elle. La chouha («humiliation», en arabe dialectal), c’est ce que subissent les Marocaines qui ont eu des rapports sexuels avant le mariage, selon Selma. Il y a quatre ans, elle a perdu sa virginité avec un camarade de l’université, à Casablanca. «Je ne l’ai fait qu’une fois. A l’époque, je ne mesurais pas les risques, je ne pensais qu’à prendre du plaisir et à découvrir mon corps», se souvient la jeune femme, silhouette fine et yeux sombres.
A Tahar*, son époux depuis un an, Selma n’a jamais osé raconter son expérience. «Je connais beaucoup de femmes qui ont été battues ou répudiées parce qu’elles n’ont pas saigné pendant leur nuit de noces.» Sur les conseils de ses amies et encouragée par sa mère, elle s’est procuré, quelques jours avant son mariage, une capsule de sang artificiel visant à créer une illusion de virginité. Insérée dans le vagin environ vingt minutes avant le rapport sexuel, la poche éclate sous l’effet de la chaleur corporelle et un liquide rouge se répand, simulant une rupture de l’hymen. «Ils veulent du sang, alors on leur donne du sang», ironise Selma, qui a vécu, lors de sa nuit de noces, une deuxième «première fois».
Commercialisé par la société chinoise Gigimo et vendu 200 dirhams (environ 18 euros), ce «kit de virginité» inventé dans les années 1990 par un fabricant japonais de sex-toys a envahi les étals de Derb Omar, un quartier commerçant de Casablanca. «Au début, la capsule servait de jouet érotique pour les Japonais, explique un vendeur, l’air amusé. Puis les Chinois ont saisi l’énorme potentiel du marché de la virginité.» Dans les pays musulmans, où l’hymen est sacralisé, acheter sa virginité à si bon prix a séduit beaucoup de femmes. «Il existe depuis la nuit des temps des ruses pour feindre la virginité : mettre un foie de volaille au fond de son vagin, par exemple. Mais la poche de sang est plus efficace. Et elle coûte au moins dix fois moins cher qu’une opération», insiste le vendeur.
Rite du drap nuptial
Mis en vente sur Internet à la fin des années 2000, le produit est aujourd’hui facilement accessible sur le marché informel marocain. On le trouve dans des magasins tenus par des commerçants chinois ou chez les parfumeurs de quartier. Vendue dans un emballage discret, la poche, composée d’albumine naturelle jugée inoffensive, a fait concurrence à l’hyménoplastie. Cette opération visant à recoudre l’hymen coûte plusieurs milliers de dirhams, selon les gynécologues et les chirurgiens esthétiques qui la pratiquent dans la clandestinité. Facile à réaliser, sous anesthésie locale, elle rapporte gros aux médecins depuis plus de trente ans. «La poche chinoise a eu du succès à son arrivée, mais l’hyménoplastie reste plus prisée aujourd’hui. Les jeunes filles ont peur de se faire prendre avec la poche le soir des noces», observe Imane Kendili, psychiatre et sexologue à Casablanca.
Au Maroc, la sexualité est l’un des tabous les plus féroces, en particulier dans les milieux populaires et dans les campagnes, où vivent près de 40% de la population. «La vie sexuelle avant le mariage existe, mais elle n’est pas assumée. Beaucoup de ceux qui revendiquent leur sexualité finissent par être emportés par le carcan sociétal», ajoute la sexologue. Si le rite du drap nuptial, sur lequel une tache de sang atteste de la chasteté de la femme, est en voie de disparition, la majorité des hommes exigent toujours la virginité avant le mariage. «Au Maroc, l’honneur de la famille se mesure à la virginité de la femme, analyse la sociologue et militante féministe Soumaya Naamane Guessous. Peu importe ce qu’une femme a accompli dans sa vie, on juge de sa valeur à partir de cette membrane très fragile qu’est l’hymen. Dans certains milieux, une fille non vierge est aussitôt assimilée à une prostituée.»
Mais la virginité reste difficile à préserver dans un contexte de changements sociaux dans le royaume. Aujourd’hui, l’âge moyen du mariage est de 28 ans pour la Marocaine, plus active et émancipée. «Le célibat étant prolongé, il est plus difficile pour une femme de rester chaste jusqu’au mariage», poursuit la sociologue. Les hommes ne sont pas dupes, eux-mêmes ont eu des partenaires sexuelles avant l’union. «Ils se disent : “Et si ma future femme avait été la partenaire de quelqu’un d’autre ?” Du coup, un scepticisme général s’est installé sur la question de la virginité.»
Certificat médico-légal
Conscients des techniques pour masquer un passé sexuel, certains conjoints traînent leur future femme chez un gynécologue pour demander un certificat de virginité. Ce certificat médico-légal, qui n’est pas obligatoire pour sceller une union, permet initialement d’examiner une femme en cas de viol. «Mais les gens en ont fait un certificat de bonnes mœurs, que je refuse systématiquement de délivrer, indique une gynécologue à Casablanca, qui a souhaité garder l’anonymat. C’est un acte hypocrite, surtout que l’hymen ne veut rien dire. Il y a des femmes dont l’hymen ne saigne pas.» Certaines naissent sans hymen ou le perdent en faisant de l’équitation, de la gymnastique ou même en insérant un tampon. «D’autres pratiquent des actes sexuels tout en restant vierges», indique la gynécologue. Sodomie, fellation, frottements… «A l’université, la plupart des filles avaient tout essayé, sauf la pénétration vaginale», témoigne Selma.
Pourquoi, en 2017, la virginité est-elle toujours fantasmée au Maroc ? «Déflorer une fille est le summum de la virilité chez le sexe masculin, explique Soumaya Naamane Guessous. L’interdiction de la pratique sexuelle avant le mariage dans l’Islam s’applique exclusivement aux femmes. Les hommes ont interprété les textes comme ça les arrange.» Mais pour la sociologue, rester vierge jusqu’au mariage peut avoir de sérieuses conséquences sur le couple. «Lorsqu’ils se marient, les hommes ont envie de fantaisie sexuelle dès la défloration. Ils veulent vivre avec une geisha mais se retrouvent avec des femmes sans expérience dont l’appareil sexuel est bloqué depuis la puberté. Tout cela pose des problèmes d’incompatibilité dans le couple, voire d’adultère.»
Pour les femmes qui ont déjà eu une expérience, la sexualité dans le mariage peut s’avérer tout aussi problématique. «Celles qui font semblant d’être vierges continuent à jouer les pures tout au long du mariage, raconte Selma. On n’ose pas se lâcher au lit de peur de passer pour une prostituée. Vierge ou pas vierge, la vie sexuelle est sous contrôle. La complicité est impossible à établir.» En un an de mariage, la jeune femme avoue n’avoir jamais éprouvé de plaisir sexuel. Elle soupçonne même son mari d’avoir une maîtresse. «Une femme avec plus d’expérience. Mais ça, ils ne l’accepteront jamais chez leur propre épouse !» Dans une société où le rapport au sexe est particulièrement hypocrite, conclut la gynécologue, «ce jeu de dupes» ne fait que des perdants.