Ancien parlementaire en Inde, l’historien Rajmohan Gandhi, 83 ans, est le fils de Devadas Gandhi, le cadet des 4 garçons de Mahatma Gandhi. Auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire de l’Asie, il est connu en France pour la biographie de son grand-père, publié en français en 2008, sous le titre Gandhi (Buchet-Chastel). Retour avec Rajmohan Gandhi sur le parcours africain de son célèbre grand-père, à l’occasion de la publication en Inde de son nouveau livre : Why Gandhi still matters : an appraisal of Gandhi (Aleph Book Company, New Delhi).
RFI : Dans votre nouveau livre qui vient de paraître, Why Gandhi still matters ou « Pourquoi Gandhi est toujours pertinent », vous revenez sur l’héritage du leader indien à travers vos rencontres avec, entre autres, Mandela et Martin Luther King qui, ont été profondément marqués par la philosophie de la non-violence gandhienne. Peut-on dire que ce sont ces rencontres qui vous ont convaincu de l’actualité de la pensée de Gandhi ?
Rajmohan Gandhi : Je crois effectivement qu’en suivant à leur tour la voie de la non-violence pour faire triompher leurs idées dans leurs pays, Mandela en Afrique du Sud comme Martin Luther King aux Etats-Unis ont réussi à réaffirmer la pertinence de la pensée de Gandhi dans le monde contemporain. Bien entendu, les idées de Gandhi avaient marqué les imaginaires avant même que Mandela ou King n’arrivent sur le devant de la scène, mais leurs exemples ont apporté la confirmation de la validité universelle des approches et des méthodes gandhiennes dans le domaine de la lutte contre l’oppression.
Vous avez accompagné Nelson Mandela pendant son passage en Inde en 1990. Que vous a-t-il dit sur l’empreinte laissée par Gandhi dans son pays ?
Pendant ce premier séjour en Inde, quelques mois à peine après sa libération, l’ancien prisonnier de Robben Island avait longuement évoqué l’influence de Gandhi sur le mouvement de résistance anti-apartheid dans son pays. Dans sa jeunesse, Madiba croyait encore à l’efficacité de la violence en tant que stratégie de lutte contre l’oppresseur. Mais, chemin faisant, le regard qu’il portait sur la vie et les événements a changé de fond en comble. Il sera désormais disposé à pardonner ses ennemis et voire même à travailler avec ceux-là même qui avaient opprimé son peuple. Il s’agissait d’une véritable mutation. En oeuvrant pour construire une Afrique du Sud qui reconnaît les mêmes droits à tous les Sud-Africains indépendamment de leur appartenance raciale, Mandela marchait dans les pas de Gandhi.
Gandhi a passé 21 ans de sa vie en Afrique du Sud, de 1893 jusqu’à 1914. Pourriez-vous évoquer les circonstances qui l’ont conduit en Afrique ?
Ce sont des circonstances très banales, liées aux questions d’opportunités de carrière, qui ont conduit Gandhi en Afrique du Sud. Il avait alors 23 ans. Il venait de rentrer en Inde, au terme de trois années d’études de droit à Londres. Il s’était établi à Bombay, mais peinait à trouver des clients. Alors qu’il désespérait de trouver du travail, il fut approché par un commerçant indien d’obédience musulmane, installé en Afrique du Sud. L’homme connaissait la famille Gandhi et voulait que le jeune Mohandas, qui parlait couramment anglais, vienne à Durban pour l’assister dans un litige financier l’opposant à un cousin, marchand comme lui. Gandhi accepte, à la fois parce qu’il allait pouvoir enfin gagner sa vie, mais aussi parce qu’il était attiré par la perspective de découvrir un nouveau pays. Voici comment le jeune Gandhi s’est retrouvé en Afrique du Sud, sans imaginer un seul instant que le destin avait d’autres plans pour lui.
Pourriez-vous revenir sur l’incident du train en Afrique du Sud où il sera jeté parce qu’il était Indien et ce qui sera le point de départ de la réflexion de Gandhi sur le racisme et la violence qui allait changer la face du monde ?
Cela se passe en 1894, quelques mois après son arrivée en Afrique du Sud. Seul dans le train, le jeune Gandhi était plongé dans ses pensées. Le voici enfin avocat. Le destin lui souriait. Il était originaire d’une bonne famille, maîtrisant l’anglais. Il pouvait se permettre de voyager en première classe. C’était bien la preuve qu’il avait réussi. A la gare de Durban, il avait pris le train qui devait l’emmener à Pretoria. Tout d’un coup, en pleine nuit, lorsque le train entre dans la petite gare de Pietermaritzburg, un Blanc l’interpelle et le fait jeter sur le quai, avec tous ses bagages, malgré le billet de première classe dans sa poche. Le jeune avocat ne comprend pas ce qui lui arrive. Il croyait que tous les hommes étaient égaux et avaient la même valeur, qu’ils soient jaunes, bruns, blancs ou noirs. Tous avaient une âme et pour lui, toutes les âmes pesaient le même poids. Il s’est même demandé s’il était vraiment fait pour vivre dans ce pays et s’il ne devrait pas repartir en Inde. Mais il rejeta aussitôt l’idée, pour engager une réflexion approfondie sur le statut des émigrés indiens qui, se dit-il, doivent tous être confrontés aux humiliations graves comme ce qu’il venait de subir. Alors, au lieu de s’enfuir, il décida de relever le défi et lutter pour l’égalité et la justice.
Aux Indiens qui venaient le voir pour lui parler de Gandhi, Mandela avait l’habitude de répéter : « Vous nous aviez dépêché un avocat, nous en avons fait un Mahatma ». Que vous inspire cette phrase de Mandela ?
Mandela avait parfaitement raison. Sans son expérience africaine, sans ses années sud-africaines qui s’étendent de 1893 à 1913, Gandhi ne serait sans doute pas devenu le Gandhi qu’on connaît aujourd’hui. Ces deux décennies l’ont véritablement transformé. Il dut faire face à la discrimination à laquelle il était confronté à cause de la couleur de sa peau au même titre que ses compatriotes indiens ainsi que tous les hommes de couleur vivant à l’époque en Afrique du Sud. Une des expériences les plus marquantes fut sans doute la révolte des Zoulous contre les Britanniques en 1906. Pendant cette guerre sanglante, travaillant en tant qu’ambulancier et brancardier préposé à ramasser les blessés et les mourants, il put voir de ses propres yeux les effets néfastes de la violence. Confronté aux humiliations sociales d’une part et d’autre part aux atrocités des champs de bataille, il s’est dit que sa vie devait servir à quelque chose. Il ne pouvait pas vivre pour gagner de l’argent ou pour la célébrité. Il avait une mission à accomplir, celle de soulager la détresse humaine en empêchant les hommes de perpétrer ces cruautés qu’ils ne cessent d’infliger aux autres humains. Oui, Mandela n’avait pas tort de souligner que l’Afrique a transformé la vie de Gandhi, en fixant des objectifs politiques et philosophiques à son action militante.
Quelles relations entretenait-il avec la population autochtone et ses leaders ?
Il entretenait une relation d’amitié étroite avec notamment le leader zoulou John Dube, qui avait fondé dans les environs de la ferme de Gandhi, à Phoenix, à trente kilomètres de Durban, son propre centre connu sous le nom de : Ohlange Institute. John Dube allait devenir en 1912 le premier président du Congrès national africain. Les deux leaders s’étaient rencontrés à plusieurs reprises, même si malheureusement il ne reste guère d’archives qui pourraient aujourd’hui révéler la teneur de leurs discussions. En Afrique du Sud, Gandhi avait aussi fait la connaissance d’un pédagogue africain qui s’appelait Tengo Jabavu. Dans ses écrits de l’époque, Gandhi parle de ce spécialiste de l’éducation et de son ambition de créer une université pour les Africains. Cela dit, à la ferme de Phoenix, il y avait peu d’Africains, alors que le centre était fréquenté par des Blancs, des Indiens, des juifs, des chrétiens ainsi que des musulmans. On peut dire que c’était l’une des faiblesses du mouvement de résistance animé par Gandhi, mais dans les années 1890-1900, il y avait très peu d’interaction entre Indiens et Africains en Afrique du Sud. Il faudra attendre que la situation politique change en Afrique du Sud pour voir les leaders africains se rendre en Inde où Gandhi s’est installé à partir de 1914, pour solliciter ses conseils. C’était chose inimaginable au moment où Gandhi vivait en Afrique du Sud.
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