Covid-19 : Dr Youssoupha Niang parle de “panique introduit”

Fort de missions de terrain concluantes dans la lutte contre le virus Ebola en Rdc, le Vih au Sénégal, la gestion de crises humanitaires liées à des situations de guerre en Palestine ou des cyclones dans les Caraïbes, le Docteur Youssoupha Niang est actuel ombudsman du bureau régional de l’Onu à Nairobi. Médecin psychiatre, diplômé en santé publique et en épidémiologie, il livre à Tribune, depuis le Kenya, son ressenti sur la stratégie de riposte sénégalaise face au covid-19.

 

Par Mohamed NDJIM

 

Le Sénégal vient de franchir la barre des 1000 cas de covid-19. Comment appréciez-vous l’évolution de l’épidémie ?

 

C’est une situation nouvelle et cela participe au problème et à la riposte elle-même. Le Sénégal, sur le plan local, n’a pas vraiment une expérience des crises de ce genre comparé à d’autres pays d’Afrique et même d’Afrique de l’Ouest. Aussi bien les autorités que les populations n’étaient pas préparées à organiser une riposte de cette ampleur. C’est un facteur de taille qui détermine la qualité de la riposte et la mobilisation communautaire dans cette riposte-là. L’autre chose qui joue aussi en défaveur c’est la nature même de l’agression. On n’est pas dans une situation de guerre où on peut identifier l’agresseur, on est face à un problème de santé publique qui révèle nos vulnérabilités les plus profondes. Chaque pays a son propre contexte et c’est important de le prendre en compte dans les stratégies. Moi j’analyse les choses à distance et je constate qu’on est parti de très peu de cas, en tout cas dans les dépistés, à une progression fulgurante les dernières semaines, pour passer assez vite à mille cas.

Ceci interpelle les décideurs comme les populations. Une chose est sûre, c’est que dans la gestion d’une crise il faut ré-évaluer les stratégies tous les jours et réajuster au besoin. D’autre part, on a intérêt à avoir deux types de stratégies. Une stratégie à long terme, parce qu’une épidémie de cette nature c’est un marathon, et une stratégie à court terme parce qu’il y a des besoins à court terme qu’il faut gérer. On doit aussi prendre en compte deux dimensions. La dimension globale avec des mesures qui s’appliquent à toute la population, mais aussi une dimension spécifique par rapport aux plus vulnérables. Dans cette épidémie, on a une population spécifique qui est connue et qui est à risque. Et cette population à risque il faut la cibler dans la riposte en mettant en place un mécanisme de prévention et de prise en charge précoce. Il faut qu’il y ait une barrière collective autour des populations les plus à risque.

 

En quoi consisterait cette stratégie spécifique ?

 

On a la chance d’abord d’avoir une population jeune et dynamique qui peut être exposée à la maladie, mais qui est moins exposée à la létalité de la maladie. Dans les données statistiques du Sénégal les plus de 65 ans constituent une petite minorité, et c’est là aussi que l’on trouve le plus de personnes, j’imagine, avec de potentielles comorbidités. Toute stratégie dans la lutte contre covid-19 a pour objectif ultime de sauver la vie humaine. Aujourd’hui, au Sénégal on n’a pas un problème de respirateurs ou de lits d’hôpital normalement parce que nous n’avons pas beaucoup de cas graves, heureusement. Il faut donc prendre les devants et orienter les stratégies autour des personnes les plus vulnérables et à risque de devenir des cas critiques si infectées. Pour ce faire, il faudra faire le mapping des personnes vulnérables dans toutes les localités où la maladie existe et au-delà si possible. Les structures de santé en particulier devraient disposer dans leurs registres des données sur cette population. Les plus de 65 ans font dans les 3% de la population. Ceux qui, en plus, ont déjà été suivis pour une comorbidité potentielle en font moins. Une fois le mapping fait, une bonne partie des capacités de dépistage peut être focalisée sur ces personnes à risque. L’avantage est de pouvoir les traiter le plus vite possible si infectées. Au cas où la personne ne l’est pas, alors une approche très ciblée d’éducation, de sensibilisation, de prise en charge des comorbidités et de monitoring par la famille et les bénévoles de santé devrait être mise en place pour faire barrière autour de la personne. Nos pays n’auront pas de quoi prendre en charge toutes les personnes infectées et ceci n’est même pas nécessaire, mais nous avons une obligation de protéger les plus vulnérables et de tout faire pour sauver leur vie.

 

Au Sénégal, l’accent est plutôt mis sur les communautaires pour briser la chaîne de transmission. Est-ce viable ?

 

La sémantique des cas communautaires est vraiment fausse, stigmatisante et contre-productive. Il n’y a pas de cas communautaires, il y a une transmission communautaire. Désigner quelqu’un comme «cas communautaire» est stigmatisant. Et on le voit dans les différentes communications. Une fois la personne contaminée elle est contaminée ! Communautaire ou pas ! La sémantique est importante et il faut vraiment y penser. On a introduit un niveau de panique dont on n’a pas besoin et qui en rajoute à la crise. J’ai l’impression qu’au Sénégal on a deux problèmes distincts : le problème du covid-19 et le problème des «cas communautaires». Il y a un seul problème c’est le coronavirus qui progresse. C’est normal qu’après deux mois de présence au Sénégal, ou même plus, que le virus se transmette au niveau de la communauté. Le fait par contre de recruter les cas à dépister à partir des structures de sante introduit un biais de sélection. Il faut savoir que dans bien des épidémies les gens ont tendance à stigmatiser l’hôpital lui-même et par conséquent à ne pas vouloir y aller. Il faut peut-être penser diversifier les points d’appel des cas à dépister. Quand un patient arrive à l’hôpital et est testé positif il est évident qu’il a passé quelques jours avec le virus en incubation, puis avec une symptomatologie quelconque. Cette personne a donc eu à contaminer des gens dans la majorité des cas sans pour autant être capables de retracer la chaîne de contamination dans un sens ou dans un autre. Il faut savoir que, malheureusement, dans les maladies à contagion aérienne il est très difficile de retracer les contacts du fait d’un biais de mémoire ; contrairement aux infections sexuellement transmissibles par exemple. Les malades du covid-19 ont du mal à dire où ils ont été contaminés, et du mal à dire qui ont été leurs contacts. Dans une situation de confinement total, il est plus facile de retrouver les contacts ; mais nous ne sommes pas dans une situation de confinement total. Dans ce contexte, trouver une personne qui ne sait pas où elle a été contaminée est un minimum. Il faut partir de l’hypothèse que la transmission est déjà communautaire plutôt que de chercher coûte-que-coûte à prévenir ce qui est déjà installé. On dépense beaucoup d’énergie en voulant prévenir un état de fait patent, comme dans un déni collectif.

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