PARTI PRIS · Les présidents français et ivoirien ont proclamé en 2019 la fin du franc CFA et la naissance de l’eco en Afrique de l’Ouest. Cependant, quelques fondamentaux de cette monnaie de plus en plus décriée, comme l’arrimage à l’euro, n’ont pas été remis en cause. De puissants intérêts politiques et commerciaux, tant en France qu’en Afrique, expliquent la persistance de ce système monétaire depuis plus de soixante-dix ans.
Alors que le monde commence à se remettre de l’impact économique de la pandémie de Covid-19, la zone du franc CFA, qui comprend quatorze pays d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale, est confrontée à plusieurs crises. D’un point de vue macroéconomique, elle est fragilisée par une détérioration des soldes budgétaires et commerciaux en raison de la pandémie. Elle abrite des ressources naturelles abondantes et précieuses, mais elle connaît depuis des décennies une pauvreté profonde et ancrée, et une quête de croissance inclusive difficile à atteindre. Dans le Sahel, la violence djihadiste et le changement climatique menacent le développement économique, tandis que les pays de la Communauté économique et monétaire des États d’Afrique centrale (Cémac) sont confrontés à des défis permanents en matière de gouvernance et de sécurité, à l’instabilité des prix du pétrole, à l’épuisement des réserves de change et au manque de diversification économique.
Cet environnement incertain et volatile a donné lieu à un nouveau calcul géopolitique, opposant le partenaire historique de la zone CFA, la France, à l’influence croissante de la Russie et de la Chine, notamment au Mali, en République centrafricaine et en République du Congo, riche en pétrole. Ainsi, si la perspective de croissance économique pour les pays de la zone CFA reste incertaine, elle n’a jamais été aussi importante, faisant du renouvellement de l’offre politique une priorité urgente, et créant les conditions d’un nouveau dialogue sur l’avenir du franc CFA.
Cette monnaie a évolué au fil du temps autour de quatre caractéristiques clés. Tout d’abord, depuis les années 1940, le CFA est arrimé aux monnaies européennes – d’abord au franc français, puis, depuis 1999, à l’euro. Deuxièmement, jusqu’à très récemment, les pays du CFA étaient tenus de déposer 50 % de leurs réserves de change sur un compte d’opérations au sein du Trésor français, ce qui permettait à la France d’influencer les politiques macro-économiques. Troisièmement, la France a fourni une garantie de convertibilité illimitée des francs CFA en euros (deux zones monétaires coexistent, celle d’Afrique de l’Ouest et celle d’Afrique centrale, la monnaie de l’une ne permettant pas d’acheter directement les marchandises de l’autre). Quatrièmement, les transferts de capitaux entre les zones et la France étaient libres (sans contrôle).
Selon les règles informelles du système CFA, c’est la France qui fournit le soutien au régime de taux de change et agit en tant que garant des règles. À cet égard, des accords de coopération monétaire sont régulièrement signés entre la France et les gouvernements des pays du CFA.
Au cours de ses soixante-dix ans d’existence, le régime CFA a connu plusieurs changements et réformes. En 1994, il y a eu une importante dévaluation de 50 % qui visait à restaurer la croissance et la compétitivité à la suite des chocs sur les produits de base qui ont affecté la zone. Au fil des ans, il y a eu d’autres tentatives pour accroître l’intégration régionale et le commerce entre les pays de la zone. En 2019, le président français Emmanuel Macron et le président ivoirien Alassane Ouattara ont annoncé une nouvelle réforme du CFA, limitée à la zone ouest-africaine, autour de trois changements : un nouveau nom pour le franc CFA qui devient « eco », la fin du compte d’opérations au Trésor français et la fin de la représentation hexagonale dans les banques centrales régionales.
Si, sur le papier, la réforme Macron-Ouattara a ostensiblement transféré une plus grande responsabilité de surveillance et de gestion aux banques centrales régionales, dans la pratique, les changements sont largement cosmétiques. La réforme de 2019 semble avoir donné lieu à un discours, surtout en France, laissant entendre que le régime du franc CFA appartenait désormais au passé. Dans le même temps, il y a eu une certaine confusion quant à la place de l’eco dans une initiative plus large de monnaie commune ouest-africaine menée par le Nigeria et conçue pour unir les économies ouest-africaines anglophones et francophones.
Enfin, il est prématuré de déclarer un changement significatif car la réforme Macron-Ouattara ne concerne pas la Cémac et n’a pas touché aux éléments clés du système. L’arrimage à l’euro reste l’architecture centrale du dispositif, tandis que le lien étroit entre le Trésor français et la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) persiste, notamment en ce qui concerne la gestion des réserves.
Un système élitiste, dépassé et coûteux
Comme je l’affirme dans mon récent ouvrage l’architecture du système CFA est dépassée et nécessite une modernisation fondamentale. À l’époque de sa création, le franc CFA était censé protéger les pays d’une forte volatilité en créant un point d’arrimage à une monnaie forte, et les pays du franc CFA ont donc bénéficié d’une certaine stabilité macroéconomique, avec notamment une monnaie stable et une faible inflation. Mais le coût de ce système rigide a été élevé en termes de croissance et de production perdues à une époque où le développement était tiré par le commerce mondial et les exportations. En outre, alors qu’en théorie, une union monétaire devrait aider les pays les plus pauvres à rattraper les pays les plus riches, dans la pratique, les revenus des premiers ne convergent pas avec ceux des seconds.
Premièrement, l’ancrage à l’euro nuit à la compétitivité et à la transformation des structures de production, ainsi qu’à la capacité des secteurs marchands des pays du CFA à produire des biens et à être compétitifs sur le marché mondial. Comme l’euro est une monnaie très forte, le CFA est perpétuellement surévalué. Lorsque des pays comme la Chine, le Vietnam, le Bangladesh, l’île Maurice et bien d’autres se sont enrichis, ils ont maintenu leur monnaie compétitive afin que leurs exportations puissent concurrencer celles des autres pays.
La zone CFA, dont le taux de change est actuellement surévalué de plus de 25 %, crée un régime où les importations sont subventionnées et les exportations taxées. Il est donc trop coûteux de produire et d’exporter des produits dans la zone franc. Dans le cadre de ce système, les pays du CFA seront des importateurs perpétuels de produits agricoles et manufacturés.
Deuxièmement, le régime du franc CFA est, à bien des égards, un système élitiste. Sa persistance pendant plus de soixante-dix ans a beaucoup à voir avec de puissants intérêts politiques et commerciaux, tant en France qu’en Afrique. Alors que la zone sterling britannique s’est effondrée dans les années 1960, la zone franc a persisté.
Le taux de change surévalué privilégie les élites urbaines les plus riches et les investisseurs étrangers au détriment des producteurs et entrepreneurs locaux. D’un point de vue politique, contrairement à de nombreuses régions d’Asie, les producteurs ruraux ne sont pas en mesure de faire pression pour obtenir un soutien. De plus, la facilité de rapatriement des capitaux en Europe signifie que le système peut contribuer à aggraver les inégalités.
Troisièmement, comme la parité monétaire est fixe, les pays du CFA sont confrontés à des contraintes de crédit. Lorsque la priorité de la politique monétaire est de soutenir l’arrimage à un panier de devises, la politique des taux d’intérêt ne peut être utilisée pour stimuler le développement des entreprises. En d’autres termes, c’est une politique rigide qui défend un taux de change fixe au détriment d’une politique monétaire expansionniste. L’intermédiation financière que l’on observe dans une grande partie de l’Asie, et dans certaines régions d’Afrique comme le Kenya et l’Afrique du Sud, est moins présente dans la zone CFA. Ce n’est pas un hasard si le ratio entre le crédit au secteur privé et le produit intérieur brut (PIB) est parmi les plus bas du monde dans les pays de la zone CFA, en particulier dans la Cémac. De plus, les banques de la zone CFA sont oligopolistiques et préfèrent détenir de la dette publique plutôt que de soutenir les entreprises, ce qui fait de l’accès au financement l’un des plus grands défis de la zone. Le manque de crédits et de garanties dissuade les entrepreneurs locaux.
Mixer un panier de devises
Enfin, d’un point de vue macroéconomique, lorsqu’un pays de la zone CFA subit un choc, il ne peut pas utiliser le mécanisme du taux de change pour s’ajuster. Par exemple, dans la Cémac, lorsque le prix du pétrole chute, au lieu d’utiliser la monnaie pour absorber les chocs, le système oblige les gouvernements à des ajustements budgétaires, soit en réduisant les investissements publics, soit en accumulant la dette. Plus de deux décennies d’expérience macroéconomique internationale ont démontré que des taux de change plus flexibles offrent un plus grand degré d’autonomie de la politique monétaire et une plus grande souplesse pour répondre aux chocs externes.
Dans mon livre, je plaide en faveur de trois réformes monétaires majeures en zone CFA pour renforcer la croissance et la compétitivité et commencer à élargir les options de gestion budgétaire et monétaire dans un monde post-pandémique.
Premièrement, le régime de taux de change devrait évoluer et passer d’un arrimage à une monnaie unique (l’euro) à celui d’un panier tripartite qui reflète mieux l’évolution de la structure des échanges avec le monde et/ou les mouvements des prix des produits de base.
Dans les années 1950, la zone CFA commerçait principalement avec la France, mais aujourd’hui elle commerce beaucoup plus avec l’Asie et d’autres parties du monde. Pour l’Afrique de l’Ouest, le panier recommandé comprendrait l’euro, le dollar et le yuan, en équilibrant stabilité et souplesse. En s’arrimant à un panier de devises qui sont historiquement moins chères que l’euro, le franc CFA se dépréciera de manière contrôlée jusqu’à un niveau qui rendra la zone plus compétitive.
Avec cette approche, la croissance tirée par les exportations devient une option plus viable tout en protégeant la zone franc d’une volatilité excessive. L’expérience de 1994 confirme l’impact d’une dévaluation sur la croissance et le commerce.
Deuxièmement, il est important de moderniser la garantie de convertibilité française pour le franc CFA, qui n’est pas claire. La convertibilité française a été utilisée pour la dernière fois dans les années 1990 et, dans le contexte actuel, on ne sait pas très bien ce qui est garanti. C’est également le FMI, et non la France, qui s’est imposé comme le prêteur en dernier ressort des pays de la zone CFA au cours des dix dernières années, notamment ceux de la Cémac. Une solution technique à ce problème est de négocier une ligne de swap avec la Banque centrale européenne ou la Fed américaine pour fournir un tampon financier pendant la période de transition et les ralentissements économiques.
Troisièmement, la gestion des réserves des banques centrales régionales, la BCEAO et la Banque des États d’Afrique centrale (BEAC), doit soutenir les objectifs régionaux et nationaux, notamment les objectifs en matière d’emploi et d’inflation. La mise en commun actuelle de 50 % des réserves est excessive, car elle a un coût d’opportunité.
Ces réformes ne peuvent pas se faire isolément. La réforme structurelle du CFA devra s’accompagner d’une politique agricole visant à soutenir les producteurs par l’irrigation, les semences et des incitations à la fixation des prix ; d’une politique réglementaire pour lever les obstacles à l’émergence de nouvelles entreprises ; d’une politique pour augmenter la concurrence dans le secteur des services ; d’initiatives de restructuration de la dette pour faire face à l’accroissement de celle-ci ; et d’autres politiques sectorielles spécifiques. Dans la Cémac, la réforme de la gouvernance doit faire partie intégrante de toute initiative de réforme.