Fruit de deux années d’analyse des archives, la conclusion du rapport de la commission dirigée par l’historien Vincent Duclert est sans appel : la France “est demeurée aveugle face à la préparation” du génocide des Tutsi du Rwanda de 1994 et porte des “responsabilités lourdes et accablantes” dans la tragédie. Après la publication de ce rapport, l’Élysée a appelé à un rapprochement “irréversible” avec Kigali.
Un président français et son cercle proche soutenant “aveuglément” un régime raciste et violent, en dépit de toutes les alertes : la “faillite” de la France et ses “responsabilités accablantes” dans le génocide des Tutsi du Rwanda de 1994 sont exposés dans un rapport cinglant remis vendredi 26 mars à Emmanuel Macron.
Ce rapport d’historiens, fruit de deux années d’analyse des archives relatives à la politique française au Rwanda entre 1990 et 1994, dresse un bilan sans concession de l’implication militaire et politique de Paris, tout en écartant la “complicité” de génocide longtemps dénoncée par Kigali.
Il pourrait marquer un tournant dans la relation entre les deux pays, empoisonnée depuis plus de 25 ans par les violentes controverses sur le rôle de la France au Rwanda.
Présente au Rwanda depuis que ce pays des Grands Lacs a pris son indépendance de la Belgique, la France “est demeurée aveugle face à la préparation” du génocide des Tutsi du Rwanda de 1994 et porte des “responsabilités lourdes et accablantes” dans la tragédie, assène dans ses conclusions la commission de 14 historiens présidée par Vincent Duclert, mise en place en 2019 par le président Emmanuel Macron.
Dans ce rapport de plus de 1.000 pages, les historiens reviennent sur l’engagement français durant ces quatre années décisives, au cours desquelles s’est mise en place la dérive génocidaire du régime hutu, pour aboutir à la tragédie de 1994: quelque 800.000 personnes, majoritairement tutsi, exterminées dans des conditions abominables entre avril et juillet.
Télégrammes diplomatiques, notes confidentielles et lettres à l’appui, le rapport dessine une politique africaine décidée au sommet par le président socialiste de l’époque, François Mitterrand, et son cercle proche, un entourage motivé par des “constructions idéologiques” ou la volonté de ne pas déplaire au chef de l’Etat.
Il raconte des décideurs “enfermés” dans une grille de lecture “ethniciste” post-coloniale et décidés à apporter, contre vents et marée, un soutien quasi “inconditionnel” au régime “raciste, corrompu et violent” du président rwandais Juvénal Habyarimana, face à une rébellion tutsi considérée comme téléguidée depuis l’Ouganda anglophone.
“Alignement”
“Cet alignement sur le pouvoir rwandais procède d’une volonté du chef de l’Etat et de la présidence de la République”, écrivent les quatorze historiens de la Commission, en insistant sur “la relation forte, personnelle et directe” qu’entretenait François Mitterrand avec le président hutu Juvénal Habyarimana.
Cette relation, doublée d’une obsession de faire du Rwanda un territoire de défense de la francophonie face aux rebelles tutsi réfugiés en Ouganda a justifié “la livraison en quantités considérables d’armes et de munitions au régime d’Habyarimana, tout comme l’implication très grande des militaires français dans la formation des Forces armées rwandaises” gouvernementales.
Dès octobre 1990, date d’une offensive du FPR (Front patriotique rwandais, ex-rébellion tutsi dirigée par Paul Kagame, devenu président du Rwanda), Paris prend fait et cause pour le régime Habyarimana. Elle s’engage militairement avec l’opération militaire Noroît, censée protéger les expatriés étrangers, mais qui de facto constitue une présence “dissuasive” pour protéger un régime vacillant contre l’offensive rebelle.
Tout en pressant Habyarimana à démocratiser son régime et négocier avec ses opposants -ce qui aboutira aux accords de paix d’Arusha en août 1993-, la France ignore les alertes, pourtant nombreuses, venues de Kigali ou Paris, mettant en garde contre la dérive extrémiste du régime et les risques de “génocide” des Tutsi.
Cercle présidentiel
Qu’elles viennent de l’attaché militaire français à Kigali, des ONG, de certains diplomates, ou des services de renseignement, ces mises en garde sont ignorées ou écartées par le président et son cercle.
“On peut se demander si, finalement, les décideurs français voulaient vraiment entendre une analyse qui venait contredire la politique mise en oeuvre au Rwanda”, écrivent les chercheurs.
Le rapport souligne notamment la lourde responsabilité de l’Etat-major particulier (EMP) de François Mitterrand, dirigé par le général Christian Quesnot et son adjoint le colonel (devenu général) Jean-Pierre Huchon.
“L’EMP porte une responsabilité très importante dans l’installation d’une hostilité générale de l’Elysée envers le FPR”, écrit le rapport, qui dénonce “les pratiques irrégulières”, voire les “pratiques d’officine” de cet organe qui court-circuite tous les canaux réguliers pour mettre en oeuvre la politique française sur le terrain.
Avec l’aval, tacite, du président: “aucun document ne montre une volonté du chef de l’Etat de sanctionner ces militaires ou de les retenir dans leurs initiatives”, pointe le rapport.
Parallèlement, l’institution diplomatique ne se montre guère plus critique -à de rares exceptions-: “les diplomates épousent sans distance ou réserve la position dominante des autorités”, et leur administration est “imperméable” à la critique.
L’arrivée en 1993 d’un gouvernement de droite -la France entre en “cohabitation”- ne modifiera pas fondamentalement la donne, malgré des affrontements parfois “impitoyables” entre l’Elysée et le gouvernement du Premier ministre Edouard Balladur, beaucoup moins enclin à l’engagement français au Rwanda.
Incapacité à penser le génocide
Lorsque le génocide commence, le 7 avril 1994, au lendemain de l’attentat contre l’avion du président Habyarimana (dont le rapport ne désigne pas les commanditaires, objet d’une controverse depuis près de 30 ans), cela n’entraîne pas “une remise en cause fondamentale de la politique de la France, qui demeure obsédée par la menace du FPR”. Et même si le chef de la diplomatie de droite Alain Juppé est le premier à parler de “génocide” à la mi-mai 1994, la grille de lecture reviendra rapidement à des “massacres interethniques” et une “guerre civile”.
Il y a une “obstination à caractériser le conflit rwandais en termes ethniques, à définir une guerre civile là où il y a une entreprise génocidaire”, écrivent les historiens.
Dans un contexte de retrait ou d’immobilisme international -l’ONU, l’ancienne puissance coloniale belge, les Etats-Unis-, la France sera pourtant la première à réagir en lançant en juin 1994, sous mandat de l’ONU, une opération militaro-humanitaire visant à “faire cesser les massacres”.
Cette opération controversée, Turquoise, a certes “permis de sauver de nombreuses vies, mais non celles de la très grande majorité des Tutsi du Rwanda exterminés dès les premières semaines du génocide”, écrit la commission, qui souligne que les autorités françaises “se refusent à arrêter” les commanditaires du génocide ayant trouvé refuge dans la zone sous contrôle français. Ce point est l’un des plus controversés de l’action française au Rwanda.
Les responsables politiques et militaires de l’époque ont pour leur part soutenu avoir sauvé l’honneur de la communauté internationale en étant les seuls à intervenir au Rwanda.
Le génocide prend fin avec la victoire du FPR en juillet 1994. Depuis, la France a entretenu des relations tendues, voire exécrables, avec le Rwanda, marquées par la rupture des relations diplomatiques en 2006.
Même si les relations entre Paris et Kigali se sont détendues avec l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron en 2017, le rôle de la France au Rwanda reste un sujet explosif depuis plus de 25 ans. Il est aussi l’objet d’un débat violent et passionné entre chercheurs, universitaires et politiques.