Si plusieurs pays ont déjà opté pour sa suppression, la France continue à mentionner le genre sur ses nouvelles cartes d’identité.
«J’ai juste une question pour vous
Je vois qu’il y a écrit “Madame”, vous venez pour une amie?
Parce que ce n’est manifestement pas vous
Je pense que vous n’êtes pas la personne que vous dites être
Êtes-vous Madame ou êtes-vous Monsieur?
C’est une question très simple. Une question à laquelle vous pouvez me répondre en un instant
Vous ne devriez pas avoir de doutes quant à cette question
Dites-moi simplement, qui êtes-vous?»
Dans sa chanson «Pour une amie», Vikken questionne la binarité du genre et des mentions du sexe dans le domaine administratif, une mention qui, pour beaucoup, n’a simplement pas lieu d’être et pose davantage de problèmes qu’elle n’en résout. D’ailleurs, des pays comme les Pays-Bas ou la Belgique s’apprêtent à faire disparaître cette mention des cartes d’identité.
En France, associations, activistes et juristes œuvrent pour que se produise cette petite révolution qui permettrait de venir à bout de nombre de discriminations, mais aussi, peut-être, de réinventer une société moins binaire et moins en prise avec les stéréotypes.
Outing forcé
Au-delà de toute panique morale dénonçant un quelconque délitement de la société via la suppression de ce qui est présenté comme un de ses fondements (à savoir la binarité homme-femme), il convient d’écouter ceux et celles qui pensent que la mention du sexe sur les papiers d’identité est pourvoyeuse de discriminations.
C’est le point de vue défendu par maître Mila Petkova, avocate à la cour: «La mention du genre sur les papiers d’identité est-elle vraiment utile? Sans doute pas… Après tout, elle ne permet pas d’identifier grand-chose! Il y a tellement d’autres critères que celui-ci qui permettent d’identifier plus précisément les personnes.»
«Cela rendrait la vie des personnes trans, non-binaires et intersexes autrement plus simple au quotidien.»
Me Petkova insiste sur le fait que cette mention figée et binaire du genre, en plus de sembler superflue, est une source de discrimination pour les personnes qui ne rentrent pas dans les cases «homme» ou «femme» (personnes intersexes et non-binaires), ainsi que pour les personnes trans (dont le genre assigné à la naissance ne correspond pas à celui qu’elles ressentent):
«Pour toutes ces personnes, chaque présentation d’une carte d’identité relève de l’outing forcé. Au sein de toutes les institutions (écoles, universités, travail, santé, administrations et services publics), elles sont en permanence exposées à des discriminations et à des intrusions dans leur vie privée du fait de cette mention du sexe.»
Arnaud Alessandrin, sociologue, abonde dans son sens: «Supprimer la mention du sexe sur les papiers d’identité a quelque chose de très pragmatique si on veut protéger les personnes queer des discriminations. Cela rendrait la vie des personnes trans, non-binaires et intersexes autrement plus simple au quotidien.» Et d’ajouter que cette suppression permettrait d’éviter des mutilations commises sur les enfants intersexes visant à conformer l’apparence des organes génitaux au sexe masculin ou féminin d’un mineur sans son consentement.
Une mention, ni plus ni moins
Prévenant toute nouvelle croisade anti-genre, le sociologue précise: «Les personnes cisgenres continueront d’être hommes ou femmes. Ce ne sont pas les papiers d’identité ou les institutions qui cristallisent le genre, mais bien davantage la scolarité ou les médias. Le genre ne disparaîtrait pas d’un claquement de doigts!»
Il balaie également un autre argument en défaveur de la suppression de la mention du sexe sur les papiers d’identité: «C’est une vue de l’esprit de penser qu’une disparition de cette mention empêcherait les sociologues, épidémiologistes et autres chercheurs d’effectuer des statistiques sexuées, que ce soit en santé ou en lien avec les inégalités et discriminations liées au genre.»
«Nous passons notre temps à demander à la CNIL l’autorisation d’accéder à des informations privées qui ne sont pas disponibles ailleurs que sur des logiciels de l’État, explique Arnaud Alessandrin. On pourrait alors penser une déclaration à la naissance qui relèverait uniquement du privé.» Il ajoute: «Ce serait certes plus contraignant d’un point de vue administratif, mais cela permettrait de prendre mieux en compte les personnes trans et non-binaires dans nos études.»
Pas de case licorne
Sam Bourcier, sociologue, activiste queer et penseur transféministe, maître de conférences à l’Université Lille-III, se montre plus radical: pour iel, le genre n’a simplement aucune raison de figurer sur les papiers d’identité de qui que ce soit. Iel rejette également l’option consistant à ajouter un troisième genre: «Ce qui est important, c’est l’autodétermination. Pas de pouvoir cocher une case licorne.»
«Nous devons nous interroger sur la fonction de la différence sexuelle dans notre société, sur ce que l’identité “femme” apporte politiquement.»
Sam Bourcier, sociologue et activiste queer
Pour Bourcier, ce qui se joue actuellement dépasse largement les droits et la sécurité des personnes queer, et marque la fin d’une fiction politique: «Le fait de penser les hommes et les femmes comme antagonistes remonte aux XVIe et XVIIe siècles. Aujourd’hui, cette fiction s’écroule et l’âge de la tension binaire semble être révolue.»
L’idée serait de sortir de l’essentialisme lié aux organes reproductifs pour laisser place à l’auto-détermination de chacun et chacune. «Ce n’est ni à l’État, ni aux juges de statuer sur le genre d’une personne. Nous devons nous interroger sur la fonction de la différence sexuelle dans notre société, sur ce que l’identité “femme” apporte politiquement», explique Sam Bourcier. Iel montre bien que ces questions interrogent vivement le féminisme actuel, ou du moins certains courants féministes –essentialistes ou «radicaux», pour qui il n’existe pas de distinction entre sexe et genre, puisque le sexe d’une personne déterminerait le genre correspondant.
Sommes-nous aujourd’hui prêts à interroger notre attachement politique à la binarité de genre? À abandonner collectivement des politiques des identités genrées pour changer de paradigme? Serions-nous disposés à nous défaire de l’idéologie essentialiste qui traverse parfois malgré nous notre manière d’envisager la société? Autant de questions qui se posent aujourd’hui de manière sous-jacente à une suppression de la mention du sexe des papiers d’identité.