Par Mamadou Abdoulaye SOW
Inspecteur principal du Trésor à la retraite
mamabdousow@yahoo.fr
« Quand le juge se prononce en matière de délit de détournement et qu’il fasse que la
loi applicable…ne soit pas celle applicable en pareille circonstance, il se met en
marge des règles et devient quelque part créateur de droit. Nous savons que ce n’est
pas son rôle et surtout pas de sa compétence ».
(Christian Donato Di Pinto, « Le détournement en droit pénal », Atelier national de reproduction des thèses,2002, pp.255 -256).
Dans l’affaire de la caisse d’avances de la ville de Dakar, il est constaté que le pouvoir exécutif est au cœur de toute la procédure pénale depuis le début. Quid de l’implication du conseil municipal de la ville de Dakar et de celle du représentant de l’Etat (le préfet) ? La non-implication directe de ces deux organes nous semble relever d’une perversion de la décentralisation.
Dès lors, cette affaire renvoie à plusieurs sujets de réflexion sur lesquels le Haut Conseil des Collectivités territoriales devrait se pencher à savoir, par exemple, la clarification des compétences entre la loi et le règlement en matière de finances locales, l’application dans toute sa plénitude de la délégation législative de pouvoirs donnée aux représentants de l’Etat et la procédure pour la saisine de la juridiction répressive en cas d’infraction à la loi pénale.
S’agissant de ce dernier point, l’on constate que ni le Code général des collectivités territoriales, ni aucune autre loi ne prescrit l’envoi direct au procureur de la République des conclusions des rapports de l’Inspection générale d’Etat (IGE) en vue d’engager l’action publique pour les cas de manquement au devoir de probité de la part des gestionnaires des finances locales.
L’article 67 de la Constitution ayant réservé à la loi le soin de fixer les règles concernant la procédure pénale, il est évident et juste que la règle qui prescrit l’envoi direct au procureur de la République des rapports de l’IGE portant sur la gestion financière des collectivités territoriales aux fins d’engager l’action publique devrait être de la compétence du législateur (voir le cas de l’OFNAC) ; seul le mode d’envoi, qui est une simple modalité d’application de la règle, ressortit de la compétence du pouvoir règlementaire.
Revenons à notre sujet consacré à la constitution de partie civile de l’Agent judicaire de l’État devant le juge pénal en matière de détournement de fonds publics appartenant à une collectivité territoriale.
Selon l’article 2 alinéa 1 du Code de procédure pénale, « l’action civile en réparation de dommage causé par toute infraction appartient à tous ceux qui ont personnellement souffert du dommage directement causé par l’infraction ». Nous retenons que pour être partie civile dans un procès, la personne publique doit avoir subi un préjudice personnel et direct. Ainsi, dans l’affaire de la caisse d’avances de la ville de Dakar, l’Etat a décidé d’appuyer la procédure pénale en se constituant partie civile. Est-ce à titre personnel et direct ou aux côtés de la victime de l’infraction de détournement ?
Une première question est posée : L’Agent judiciaire de l’État (AJE) peut-il se constituer partie civile au nom de l’État dans un procès pénal relatif à un détournement de fonds publics appartenant à une collectivité territoriale. Dans l’affirmative, quel est le texte législatif qui organise la procédure ?
De notre point de vue, la réponse est négative, en vertu des dispositions ci-après.
Selon l’article 2 du décret du 24 novembre 2011 portant Règlement général sur la comptabilité publique, les deniers publics sont les deniers appartenant ou confiés à l’État et aux autres organismes publics dont les collectivités territoriales. Cette définition s’entend les fonds sur lesquels l’Etat et les autres organismes publics ont un droit de propriété, mais également, les fonds qui sont en leur possession c’est-à-dire les fonds dont ils ont l’utilisation.
La rédaction des articles 152 et 153 du Code pénal qui répriment le délit de détournement nous encourage à dire : ne confondons pas les deniers publics de l’État et les deniers publics des collectivités territoriales.
La caisse d’avances ayant été créée au sein du budget de la ville de Dakar qui a le statut de commune, les deniers publics incriminés appartiennent donc à la ville de Dakar, personne morale de droit public (article 71 CGCT) à distinguer de la personne morale qu’est l’Etat. Si détournement il y a au niveau de la caisse d’avances en question c’est au préjudice non pas de l’Etat mais plutôt de la ville de Dakar, lieu de commission des faits.
De ce fait, en se constituant directement partie civile, l’État a l’obligation de démontrer l’existence pour lui d’un préjudice propre et distinct de celui subi par la ville de Dakar et découlant directement de l’infraction de détournement de fonds publics.
Admettre que l’Etat peut se constituer partie civile à la place de la ville de Dakar et en l’absence d’une délégation du conseil municipal reviendrait à pervertir davantage la décentralisation.
La seconde question est la suivante : L’AJE peut-il représenter une collectivité territoriale en justice sans avoir pour autant une habilitation préalable de l’organe délibérant. Dans l’affirmative, quel est le texte législatif qui organise la procédure ?
Personnellement, je n’ai connaissance d’aucun texte législatif qui définit la procédure de représentation des collectivités territoriales en justice par l’AJE soit d’office soit par délégation ou substitution en cas de défaillance de l’autorité locale compétente.
Voici ce qui ressort de l’étude de trois textes jugés les plus pertinents en la matière :
- Le décret n° 70-1216 du 7 novembre 1970 portant création d’une agence judiciaire de l’État et fixant ses attributions
Sous l’empire de l’ancien Code de l’administration communale, la procédure était ainsi prévue par l’article 4 du décret précité : « Dans le cas prévu à l’article 102 du Code de l’Administration communale, l’agent judiciaire de l’Etat est le délégué spécial du Ministre chargé de la tutelle communale chaque fois que celui-ci se substitue au maire pour exercer une action judiciaire ». Je n’ai pas connaissance d’un texte qui modifie la disposition de l’article 4 à considérer comme devenue obsolète depuis la décentralisation de 1996 qui mit fin au régime de la tutelle administrative et financière.
Pour mémoire, l’article 102 de l’ancien Code de l’Administration communale était ainsi rédigé :
« Dans le cas où le maire refuserait ou négligerait de faire un des actes qui sont prescrits par la loi ou les règlements, ou qui s’imposent dans l’intérêt de la commune, l’autorité de tutelle peut, après l’en avoir requis, y procéder d’office par elle-même ou par un délégué spécial ».
- Le décret n° 2014-1171 du 16 septembre 2014 portant organisation du ministère de l’Économie, des Finances et du Plan
Selon l’article 154 du décret précité, « l’Agence judiciaire de l’État est compétente pour le règlement de toutes les affaires contentieuses où l’Etat est partie dans les instances judiciaires (…) ». À ce titre, l’Agence judiciaire de l’Etat est chargée « de la saisine des parquets compétents pour les infractions commises au préjudice de l’Etat notamment en matière de détournement de deniers publics, vol et escroquerie… ».
Le problème est que ce décret en vigueur ne vise que la personne publique État et nulle part, il ne prévoit une quelconque possibilité pour l’AJE de représenter les collectivités territoriales ou de se substituer à elles en justice.
- Le Code général des collectivités territoriales (CGCT) de 2013
Les principales dispositions relatives à la représentation en justice des collectivités territoriales sont contenues dans les articles 106, 171, 175 et 230 du CGCT.
La procédure de droit commun : le maire représente la commune en justice (articles 106 et 171)
En vertu de la délibération de son conseil, l’organe exécutif local est habilité à représenter en justice la collectivité territoriale (article 230 du CGCL). Toutefois, sans autorisation préalable de son conseil, il peut faire tous actes conservatoires ou interruptifs des déchéances (alinéa 2 de l’article 230).
L’actuel CGCT (articles 106 et 171), à la suite de celui de 1996 (article 116), donne au maire le pouvoir de représenter la commune en justice. Selon l’article 171 du CGCT, « le maire de la ville est le représentant de la collectivité locale. À ce titre, il est chargé, sous le contrôle du conseil de la ville …de représenter la ville en justice… ».
La procédure particulière en cas de conflits d’intérêts avec le maire : un membre du Conseil municipal est désigné pour agir en justice à la place du maire (article 175)
Selon l’article 175 du CGCT, « dans le cas où les intérêts particuliers du maire se trouvent en opposition avec ceux de la ville, le conseil désigne un autre de ses membres pour représenter la ville…en justice ».
Seule une délibération du conseil municipal peut habiliter un membre du conseil à représenter en justice la collectivité locale, donc à se constituer partie civile au nom de la collectivité. Il s’en suit donc que tout membre du conseil municipal désigné pour agir à la place du maire a l’obligation de fournir au juge la délibération requise. En conséquence, c’est l’autorisation du conseil municipal qui permet d’avoir recours à l’assistance d’un avocat.
Bref, comme le prescrit l’article 229 du CGCT, le conseil de la collectivité territoriale délibère sur les actions à intenter ou à soutenir au nom de la collectivité territoriale.
La question est posée de savoir s’il existe un texte législatif qui fonde la légalité de la constitution de partie civile de l’AJE au nom de l’État ou au nom d’une collectivité territoriale, en l’absence d’une autorisation du conseil délibérant de la collectivité concernée dans les cas de détournement de fonds publics appartenant à la collectivité territoriale.
En conclusion, retenons, comme dit dans un blog, que « la constitution de partie civile ne peut être maniée comme un « outil politique » mais qu’elle doit rester inscrite dans les limites strictes définies par l’article 2 alinéa 1 du Code de procédure pénale ».
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