Cri d’orfraie de Pape Diouf. L’ancien président de l’Olympique de Marseille s’insurge contre la politique de prestige de l’État du Sénégal consistant à donner un milliard à la Confédération africaine de Football (CAF) pour les Caf Awards organisé en janvier dernier par notre pays, alors que le même État n’arrive pas à réfectionner nos pelouses qui sont dans un état de délabrement extraordinaire. Au cours de cet entretien à bâtons rompus, Pape Diouf qui était de passage au Sénégal, estime que le football africain ne peut pas se développer, alors qu’il y a des priorités dans lesquelles les gouvernements posent des mouchoirs. L’ancien dirigeant de l’OM a en outre souligné que l’inflation notée dans le milieu du football est irréversible. Dans la foulée, il a mis en garde les uns et les autres sur les chiffres parfois annoncés lors des transferts. Selon lui, ces chiffres ne reflètent pas souvent la réalité. Abordant le statut de nos joueurs en Afrique, il a estimé qu’ils sont des “apprentis professionnels”. Toutefois, il a indiqué, évoquant le cas de Sadio Mané, que ce garçon fait partie des meilleurs attaquants d’Europe.
Vous venez très souvent au Sénégal, est-ce pour vous ressourcer ?
Je viens très régulièrement dans mon pays d’origine pour beaucoup de choses. Mais, en réalité, c’est vrai, je viens au Sénégal pour rendre visite à la famille. Pour ne pas m’éloigner définitivement de mes racines
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Que devient Pape Diouf depuis qu’il a quitté la présidence de l’Olympique de Marseille ?
Fondamentalement aujourd’hui, je suis en train de faire ce que j’ai envie de faire : de ne plus se préoccuper de ce qui ne m’intéresse pas. J’ai une école de journalisme et de communication à Marseille. J’enseigne là-bas. J’enseigne aussi au niveau de la faculté l’économie du droit. Un peu de sociologie. Je fais également un peu de télévision. Très souvent, je suis appelé ici et là à faire des conférences ou à participer à des débats. J’utilise le temps que j’ai, avec le maximum d’envie. Je ne fais pas des choses que je n’ai pas envie de faire.
Est-ce que la pression autour de l’Olympique de Marseille vous manque ?
Pas du tout. Moi, j’ai fait beaucoup de choses dans ma vie. Je n’ai pas seulement fait l’OM. J’ai quand même été journaliste aussi. J’ai été agent de joueur. J’ai été dirigeant de l’Olympique de Marseille. À chaque fois, le métier que j’avais à faire, je l’ai fait de la meilleure manière, sans tenir compte, je dirais, de l’environnement. Oui, être président de l’Olympique de Marseille suppose, c’est vrai, un contexte particulier. Cela suppose une pression inévitable. Mais quand on est journaliste aussi, il y a une autre forme de pression. Quand on est agent de joueur, c’est quand même une deuxième forme de pression. De ce point de vue-là, je n’ai pas de regret. Et je ne vis pas dans mon passé.
L’Afrique est-elle prête à jouer sa partition dans ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui le business du sport ?
Vous savez, quand vous parlez de football moderne, j’ai tendance peut-être à nuancer. Le football reste le football. C’est vrai, il y a maintenant de plus en plus de business dans ce qu’on appelle le football. Cela ne date pas d’aujourd’hui. Quand un club comme le PSG peut acheter un joueur pour 220 millions, alors que le club auquel appartient le joueur avait volontairement mis la clause de départ à 220 millions, avec la certitude absolue que jamais personne ne viendra acheter le joueur… Oui, c’est vrai, on est dans un monde complétement nouveau, où je dirais, les chiffres galopent vertigineusement.
Quand vous transfériez l’Ivoirien Didier Drogba de Marseille à Chelsea, ce n’était pas moins de 40.000 Euros sur la table…
Le premier chiffre qui m’a étonné moi, c’était le chiffre que le président des Girondins de Bordeaux avait mis à l’époque, pour engager le portugais Chalana. C’était 18 millions de francs. Je dis bien de francs. Ce qui, en Euro, représente 3 millions. Pour moi, c’était ahurissant. À l’époque, j’étais journaliste. Et je me suis demandé comment on pouvait, sur la table, poser une telle somme ? Aujourd’hui, avec une telle somme, on n’achète même pas de cacahuètes dans le milieu du football. Ça veut dire que l’évolution financière que le milieu a connu paraît inévitable, excessive. Mais en tout cas, irréversible aussi.
Pouvez-vous revenir un peu sur les chiffres à polémique parfois annoncés lors des transferts ?
Il y a des transferts dont les chiffres n’ont jamais été annoncés. C’est la presse qui annonce des chiffres, en faisant savoir que les chiffres sont ce qu’ils annoncent. Mais en réalité, on ne dit pas toujours tout. Mais, j’ai entendu que quelqu’un avait offert telle somme pour avoir tel joueur. Mais, si je suis un club, je ne vais pas offrir une somme. Je vais d’abord demander au club où le joueur évolue, à combien, il peut être transféré ? Peut-être qu’il va offrir une somme qui est au-dessus que l’autre club allait demander. C’est quand-même une hérésie. C’est pourquoi, il faut se méfier des chiffres qu’on annonce. Il est vrai que de temps en temps, des chiffres sont annoncés et sont rigoureusement exacts. Mais, ce n’est pas toujours vrai. Moi, à l’Olympique de Marseille, j’ai toujours fait des transferts où des chiffres qu’on a annoncés n’étaient pas les vrais chiffres.
Quelle est la place de l’Afrique dans cette inflation ?
La place de l’Afrique, elle est exactement là où elle est dans tous les domaines. Moi, je suis de ceux qui pensent que le football africain ne pourra jamais isolément se développer. Le football africain ne peut pas se développer alors qu’il y a des priorités dans lesquelles les gouvernements posent des mouchoirs. On ne peut pas oublier la santé, l’éducation, la culture, l’agriculture et ne penser qu’au football. Quand on voit dans certains hôpitaux ici que des gens meurent dans les couloirs, simplement parce qu’ils leur manquent 6 €uros ou 7 pour pouvoir se soigner, alors qu’on ne me vient pas dire maintenant que le football va se développer.
L’État doit-il financer le football ?
L’État a un devoir régalien. C’est celui de doter chaque pays d’infrastructures de nature à pratiquer le sport de haut niveau. Le sport d’élite et le sport de masse. Sinon, si dans le sport, comme on dit au Sénégal et ailleurs, il y a du professionnalisme, c’est d’abord une entreprise privée. Dans cette hypothèse-là, c’est ceux qui l’ont initié qui doivent sortir l’argent de leur poche. Parce que, si l’État doit payer un football professionnel qui est privé, moi aussi j’aurais droit d’ouvrir un magasin et de demander à l’État de le subventionner. Donc, il faudra sur ce plan là, faire extrêmement attention. Moi, je suis ébahi quand je vais dans certains pays d’Afrique et qu’on me dit “oui, est-ce que l’État ne doit pas financer le football” ? Pourquoi l’État doit financer le football ? Il y a tellement de priorités… ! Il ne faut pas rêver ! L’Afrique n’est pas en situation, aujourd’hui, ni culturellement, ni économiquement, ni politiquement, ni financièrement, de se mesurer aux grandes puissances.
Et pourtant, des pays du tiers monde comme le Brésil ou l’Argentine ont réussi parfois à équilibrer leur balance commerciale grâce au business du sport, notamment grâce à certains gros transferts. Pourquoi il ne serait pas possible chez nous en Afrique ?
C’est différent. Vous avez cité là, des pays qui sont réellement en voie de développement. Ce que moi j’appelle des pays émergents. Nous, nos pays sont des pays sous-développés. Il ne faut pas se tromper de vocable. À partir de ce moment-là, nous ne pouvons pas avoir les mêmes prétentions, les mêmes moyens. Et puis, on sait que de toute façon, en matière de football, les pays que vous venez de citer, ont démontré depuis fort longtemps, leur suprématie sur le jeu au niveau mondial. À partir de là, on peut comprendre qu’ils comptent parmi les meilleurs joueurs du monde. On ne peut pas comparer nos joueurs à nous, qui sont quasiment des apprentis professionnels, à ces types de joueurs, comme Messi ou encore Maradona.
Et notre Sadio Mané national ?
Il fait partie des meilleurs attaquants d’Europe. Il fait partie de ces types de joueurs que tous les grands clubs souhaiteraient engager.
Un mot sur le manque d’infrastructures sportives en Afrique notamment au Sénégal ?
On le voit… C’est pourquoi, j’ai poussé récemment un cri d’orfraie qui a étonné beaucoup. Pourquoi l’État du Sénégal a donné plus d’un milliard à la Caf pour que s’organise ici, un évènement qu’on appelle les Awards ? J’ai été très étonné. Je me suis demandé où était la politique de prestige dont on me parlait ? Je crois que la vraie politique de prestige commencerait d’abord par la réfection des pelouses au Sénégal. Celles-ci sont dans un état de délabrement extraordinaire. Commençons par donner plus de confort à nos stades, plus d’aires de jeux à nos sportifs… Il y a d’autres manières de jouer la politique de prestige que de donner de l’argent à une instance, en l’occurrence la Caf, peut-être plus riche que l’État du Sénégal.