En mai 2001, Reed Brody et Olivier Bercault de Human Rights Watch (HRW), sont autorisés par le gouvernement tchadien à pénétrer dans les anciens locaux de la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS), à N’Djamena. Simple visite de routine, pensent-ils.
Situé à proximité de la présidence de la République, le bâtiment est à l’abandon. Stupéfaits, Bercault et Brody vont y découvrir, éparpillés à même le sol et recouverts d’une épaisse couche de poussière, des milliers de documents. Il s’agit tout simplement des archives de la sinistre et toute-puissante police politique de Habré. Il y a là des centaines de procès-verbaux d’interrogatoires (d’opposants ou de simples suspects), des listes de prisonniers (politiques ou de guerre), des certificats de décès, des décrets de nomination, des affiches de propagande, des listes d’agents de la DDS, des notes adressées au chef de l’État… Bref, la mémoire douloureuse des années noires du Tchad. ” C’est ce que nous cherchions depuis plus de deux ans, une véritable mine, s’exclame Brody. Ces documents vont permettre aux victimes de démontrer l’implacable système de répression mis en place par Habré, dans ses moindres détails. ”
Questions : pourquoi l’ancien dictateur et ses complices n’ont-ils pas détruit ces preuves irréfutables de leurs crimes ? N’en ont-ils pas eu le temps au moment de leur fuite ? Avaient-ils le sentiment d’être au-dessus des lois ? Étaient-ils convaincus qu’ils n’auraient jamais de comptes à rendre ? Un peu de tout cela, sans doute.
C’est par un décret en date du 26 janvier 1983 que Habré, arrivé au pouvoir huit mois auparavant, a créé la DDS, un organisme “directement subordonné à la présidence de la République en raison du caractère confidentiel de ses activités “. Lesdites activités couvrent notamment ” la collecte et la centralisation de tous les renseignements […] susceptibles de compromettre l’intérêt national “, ainsi que ” la collaboration à la répression par l’établissement de dossiers concernant des individus, groupements et collectivités suspectés d’activités contraires ou seulement nuisibles à l’intérêt national “. Très vite, la DDS se transforme en impitoyable machine de répression. Prudent, Habré ne nommera à sa tête que des membres de son ethnie, les Goranes, notamment Guihini Korei, son propre neveu.
Dans une ” note d’instruction ” datée du 26 août 1987, le directeur de la DDS affirme que, ” grâce à la toile d’araignée tissée sur toute l’étendue du territoire national, [son service] veille particulièrement à la sécurité de l’État “, qu’il constitue ” l’oeil et l’oreille du président, [de qui] il dépend et à qui il rend compte de ses activités “. En fait, Habré était quotidiennement tenu informé de tout : des activités de contre-espionnage à la situation des détenus, en passant par les coupures d’électricité et la confection des uniformes !
Les documents révèlent que les malheureux interpellés par la DDS étaient aussitôt soumis à des interrogatoires musclés, voire carrément torturés. Les techniques utilisées sont abondamment décrites et commentées dans le rapport que la commission d’enquête du ministère tchadien de la Justice a consacré, en 1992, aux ” crimes et détournements de l’ex-président Habré “. Dans une lettre en date du 15 octobre 1984 adressée au directeur de la DDS, le commandant de la Brigade spéciale d’intervention rapide -le bras armé du service – fait par exemple allusion, en termes à peine voilés, aux tortures infligées à un opposant présumé : ” C’est en le contraignant à révéler certaines vérités qu’il a trouvé la mort le 14 octobre, à 8 heures. ” De même, un procès-verbal du 30 août 1986 révèle qu’un détenu interrogé au sujet d’une tentative d’évasion ” n’a reconnu certains faits qui lui sont reprochés [qu’après avoir reçu] une correction physique “. Plusieurs autres documents font allusion à des interrogatoires ” serrés ” ou ” musclés “.
Par ailleurs, des centaines de certificats de décès ont été retrouvés dans les archives. À N’Djamena, sept prisons accueillaient à l’époque les prisonniers politiques et les prisonniers de guerre. L’une d’elles était située dans l’enceinte même de la présidence, Habré voulant avoir en permanence sous la main ces détenus ” très spéciaux “. Mais la plus redoutable était sans nul doute la ” Piscine “, un ex-établissement de bains réservé aux familles des militaires français, au temps de la colonisation. Sur ordre présidentiel, elle a été recouverte d’une chape de béton, divisée en dix cellules et flanquée d’un escalier plongeant dans un lugubre sous-sol.
Ismaël Hachim préside aux destinées de l’AVCRP. Pendant près d’un an, il a été détenu en différents endroits, et notamment à la Piscine. Il raconte : ” Nous ne pouvions nous laver. Faute de lieux d’aisance, nous faisions nos besoins dans des boîtes de conserve [qui] étaient vidées une fois par jour. La cellule était infestée de vermine. Nous passions notre temps à écraser moustiques et poux. Nos corps étaient couverts de boutons. Cette insalubrité provoquait de nombreuses maladies, souvent mortelles. Affaiblis par la soif, la chaleur, les diarrhées et les maladies, les détenus abandonnaient toute résistance et glissaient lentement vers la mort. ”
Principales maladies recensées : dysenterie amibienne, déshydratation, hypertension artérielle, oedèmes divers, paralysie des membres inférieurs, etc. Dans son rapport du mois de juin 1987, le chef du service pénitentiaire de la DDS incrimine la qualité de l’alimentation : ” Nos détenus souffrent souvent d’affections telles que les rhumatismes articulaires aigus [qui] proviennent du mauvais équilibre de leur régime alimentaire. ”
Le taux de mortalité carcérale était effrayant. ” L’analyse des documents de l’année 1986 montre que, chaque jour, 1 % en moyenne des détenus politiques mouraient “, révèle Patrick Ball. De même, le rapport mensuel de janvier 1988 fait apparaître que 14 des 209 prisonniers politiques recensés sont ” décédés par suite de maladies “. La mort survenait parfois très rapidement. Un document du 20 décembre 1989 dresse la liste de 14 détenus arrêtés entre le 2 et le 5 avril 1989 et ” décédés par suite de maladies ” entre le 16 et le 26 du même mois.
En 1982, Habré avait renversé le Gouvernement d’union nationale de transition (GUNT), que présidait Goukouni Oueddeï. Après sa défaite, celui-ci se replia dans le nord du pays et, plusieurs années durant, opposa, avec le soutien de la Libye, une farouche résistance aux forces gouvernementales. Plusieurs centaines de combattants furent fait prisonniers, notamment à Faya-Largeau, en 1983. Ceux qui ne furent pas exécutés sur place furent transférés, sur ordre de Habré, dans divers établissements pénitentiaires et détenus dans des conditions atroces.
Aussitôt après sa prise de pouvoir, Habré planifia la ” pacification” du sud du pays, alors au bord de la sécession. La répression fut d’une violence inouïe. Elle frappa aussi bien les groupes rebelles (les ” Codos “) que les populations civiles. Dans certaines préfectures, arrestations et exécutions massives furent perpétrées dans le seul but de semer la terreur. De nombreux villages furent pillés, puis incendiés. Les villageois qui parvinrent à s’échapper durent se terrer dans la brousse, des mois durant.
À partir du mois de septembre 1984, Habré entreprit d’éliminer les élites sudistes pour les remplacer par des hommes à lui. Cette sinistre période est restée dans les mémoires sous le nom de ” Septembre noir “. Un rapport ” très confidentiel ” intitulé ” Compte-rendu de la situation après événements de la Tandjilé du 15.09.84 ” décrit la psychose des populations civiles danscette préfecture du Sud, après l’intervention des Forces armées nationales tchadiennes (Fant), les troupes de Habré. ” La sécurité des populations est perturbée puisque certains éléments Fant se lancent [dans] des actions vandaliques [sic] semant la terreur parmi la population tant paysanne que fonctionnaire. La population vit dans la haine, les jeunes garçons et filles fuient cette zone en direction de Bongor. La masse paysanne est vraiment terrorisée, elle voit [ses] biens tomber aux mains des Fant comme un fruit mûr, et elle n’ose pas dire un mot en présence des militaires. ”
En 1989, Idriss Déby, l’actuel chef de l’État (qui était à l’époque son conseiller chargé de la défense et de la sécurité), Mahamat Itno, le ministre de l’Intérieur, et Hassan Djamous, le commandant en chef de l’armée, entrent en rébellion ouverte contre Habré. Les deux derniers sont arrêtés, torturés et exécutés. Seul Déby parvient à échapper à ses poursuivants. Les trois hommes étant des Zaghawas, Habré décide de se venger collectivement sur cette ethnie. Des centaines de personnes, liées ou non à la tentative de rébellion, sont prises dans des rafles, torturées et internées. Beaucoup meurent en détention, après d’atroces souffrances, ou sont sommairement exécutées. Deux ans auparavant, les Hadjeraïs avaient subi une répression non moins atroce.
Les États-Unis de Ronald Reagan considéraient Habré comme un indispensable rempart contre la volonté expansionniste de Mouammar Kaddafi, le Guide de la Jamahiriya libyenne. Par l’intermédiaire de la CIA, ils lui avaient apporté un discret soutien lors de sa prise du pouvoir. Par la suite, ils lui fourniront une aide militaire massive (plusieurs dizaines de millions de dollars). Ce que confirment des documents en provenance du secrétariat à la Défense, récemment déclassifiés à la demande de HRW. La commission d’enquête du ministère tchadien de la Justice rapporte que des membres de l’ambassade américaine à N’Djamena ” rendaient quotidiennement visite ” au directeur de la DDS, ” soit pour le conseiller, soit pour échanger des informations “. Dans une lettre du 10 septembre 1986, le chef de la sécurité de l’aéroport évoque, pour sa part, un ” conseiller américain à la DDS, monsieur Maurice “.
Un second document, en date du 25 mars 1985, va plus loin. Il porte la signature du chef d’une délégation de douze personnes sélectionnées dans différents services de sécurité en vue d’un stage ” très spécial ” aux États-Unis. ” Nous avons quitté N’Djamena le 5 février 1985, à 14 heures, à bord d’un avion UTA à destination de Paris, indique ce texte. Après un séjour de vingt-quatre heures, nous avons quitté Paris le 6 février, vers 10 heures, à destination de Washington. […] Nos amis américains accordent une importance capitale à cette formation. Ils nous ont promis des matériels. […] Ils nous ont déclaré en outre que nous ne devons pas seulement assurer la sécurité de notre pays, mais également celle de leurs représentants résidant chez nous, ainsi que de leurs sociétés. ” Quatre jours après leur retour au Tchad, deux des stagiaires étaient nommés l’un directeur du service de recherches, l’autre directeur du service photo de la DDS. Plusieurs de leurs ” collègues ” seront par la suite (en 1992) désignés par la commission d’enquête comme les ” tortionnaires les plus redoutés ” du Tchad !
Selon Jacqueline Moudeïna, l’avocate des victimes dans la procédure engagée, au Tchad, contre des complices de Habré, ” ces documents retracent par le détail comment Habré a placé la DDS sous son contrôle direct et a organisé la gestion quotidienne de la répression “.
Reste à savoir ce que vont devenir ces archives, vestiges d’un épisode particulièrement dramatique de l’histoire du peuple tchadien. Souleymane Guengueng, vice-président de l’Association des victimes, songe à les transformer en ” archives publiques que les victimes et leurs familles pourraient consulter en vue de retrouver la trace de ceux qui ont disparu “. Elles constituent surtout des pièces exceptionnelles susceptibles d’être versées au dossier des diverses plaintes déposées en Belgique contre Habré lui-même. Lors de sa visite au Tchad, en février 2002, le juge Fransen en a saisi une partie, pour les besoins de son enquête. Par la suite, des photocopies de plusieurs milliers d’autres pièces lui ont été adressées par les organisations humanitaires. Permettront-elles d’établir la responsabilité pénale de l’ex-président Hissène Habré dans les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et les actes de torture perpétrés au Tchad entre 1982 et 1990 ? Sans doute, si la procédure lancée en Belgique aboutit.