Le travailleur sénégalais des secteurs – public, privé et de l’informel – est un salarié toujours insatisfait et râleur de sa feuille de paie. Son revenu est faible, voire très faible. Il est aussi un consommateur singulier. La fête de Tabaski de 2019 met ainsi à l’épreuve ce travailleur coincé, sa famille et la société. Ce travailleur devenu démuni en réalité, sous la pression de la crise économique, est balloté entre ses charges familiales classiques (dépense du foyer, prise en charge de la location et ses besoins personnels), l’achat du mouton de tabaski et de tout ce qui est susceptible de participer à une fête de la famille et singulièrement des enfants. Des pans entiers des travailleurs se retrouvent à terre sous les effets conjugués de la pression familiale, de la société et de la crise économique dans le désarroi total.
Le mouton, rien que le mouton. À la veille de la fête de Tabaski 2019, la quête du bélier assez souvent fantasmé par le travailleur sous la pression de sa famille, de ses enfants et de son entourage immédiat, se transforme en un véritable cauchemar pour le travailleur sénégalais. Il faut avoir ce mouton et à tout prix.
Paradoxalement, ce travailleur ne cherche guère le mouton qui correspond à son revenu réel et à ses capacités financières du moment. Il cherche plutôt un mouton acceptable aux yeux de son épouse, des enfants et de l’entourage à l’affût des mouvements du bétail en provenance des marchés du coin ou des horizons plus lointains. Le travailleur sénégalais est ainsi balloté entre le mouton fantasmé de jour et de nuit par son imaginaire débordant et celui qui est réellement à la portée de son portefeuille.
L’écrasante majorité des travailleurs du secteur public, privé et de l’informel, ont juste d’ailleurs de quoi gérer et encore, les charges familiales mensuelles et quotidiennes. Le prix de mouton de tabaski fantasmé coûte généralement, l’équivalent ou un peu plus de la moitié du revenu mensuel moyen de ce pauvre travailleur.
Sortir de ce cercle vicieux et dramatique du mouton compresseur de la société en crise est alors un terrible dilemme pour tout travailleur traumatisé par le mouton. Le Sénégalais est un consommateur singulier. La logique de la consommation voudrait qu’un salarié consommateur rationnel, dépense en fonction de réelles priorités de son niveau de vie, de ce qui correspond à ses revenus. Le travailleur sénégalais dépense et consomme plutôt en fonction d’autre paramètres sociaux, culturels, notamment en fonction de l’autre voisin consommateur ou du commentaire potentiel de l’état de santé, de grâce, et grandeur de son mouton.
Cette manière de penser du travailleur sénégalais vivant bien plus que son train de vie naturel, n’est point sans risques majeurs. Elle peut conduire le travailleur sénégalais à des stratagèmes et à des subterfuges les plus compliqués. L’endettement est évidemment le levier sur lequel une bonne partie des travailleurs se cramponnent. Le prêt bancaire, le prêt de la tontine, le prêt auprès des amis et collègues constituent des sources complémentaires à son faible revenu. L’usage de ce levier de l’endettement explique le niveau insoupçonné de la dépendance de nombreux travailleurs aux créanciers financiers tapis à l’ombre des bureaux. Dès les premières coupures de salaires par la banque ou le premier remboursement exigible des sources de prêts, certains de ces travailleurs trinquent socialement.
Ils ne peuvent honorer, après l’acquittement total ou partiel du prêt, ni les charges régulières de la famille, ni les besoins fondamentaux de la mobilité du travailleur, ses enfants et la restauration pendant les heures de travail. Ce cycle de l’endettement, pernicieux, provoque des conflits, des déséquilibres psychologiques et sociaux, l’absentéisme et la démotivation. À défaut de pouvoir s’endetter, le travailleur sénégalais reste un homme très doué dans le domaine de l’exploitation judicieuse des relations sociales.
Les parents, les collègues, les amis et les acteurs politiques au pouvoir ou dans l’opposition, constituent pour certains travailleurs des sources sociales et économiques de survie en ces moments de crise sociale et économique. La fête de Tabaski demeure une opportunité pour de nombreux travailleurs. La chaîne de la solidarité familiale, politique et religieuse, participe activement à l’achat direct ou indirect du mouton. Les travailleurs qui bénéficient de ces réseaux sociaux, culturels et religieux sont de plus en plus nombreux.
C’est dans la discrétion la plus secrète que certains travailleurs parviennent à disposer de quoi sacrifier un mouton le jour de la fête. Ce cycle infernal est et reste le parcours du vaillant travailleur pendant la fête de tabaski. Les mentalités des travailleurs n’ont guère changé, au fil de la crise sans précédent, par ses effets multiples sur le salaire du travailleur, sur sa famille et la société sénégalaise contemporaine. Bien au contraire.
La crise a plutôt aggravé les conditions d’existence du travailleur. Le salaire ne bouge guère, alors que le coût de la vie ne cesse d’augmenter. La demande sociale familiale grimpe d’une année à l’autre. La fête de Tabaski coûte et coûtera encore plus chère aux travailleurs. Quand, le travailleur a deux à quatre femmes, il faudra multiplier le drame par deux ou quatre. La société sénégalaise est encore plombée par une crise durable, mais elle ne parvient pour autant à fabriquer un travailleur capable de consommer en fonction de ses ressources financières effectives et des prévisions des effets dramatiques du fait de vivre au- dessus de son salaire et de ses moyens financiers.