Le Joola – Lettre d’un père à ses défuntes filles

Mes chères filles,
Nous sommes  en l’an 1439 de l’hégire (séparation, rupture) –année musulmane-. Quinze longues années de séparation se sont écoulées depuis la tragédie du bateau “Le Joola”. Certains esprits penseront, qu’après tant d’années, le souvenir de ce drame n’est plus qu’un filet d’évènements dans l’esprit des parents des victimes. C’est simplement une hérésie que de penser ou croire cela. Car en dehors de la douleur qui sommeille toujours en chacun de nous les parents, notre quotidien est fortement confronté à des scènes d’insécurité qui rappellent tristement le drame du bateau “Le Joola”. Cela équivaut aussi, pour convoquer le bombardement de la Word Trade Center aux Etats Unis, à penser que l’Américain pourrait un jour oublier le 11 septembre 2001. L’affaire du bateau “Le Joola” est pire qu’une attaque terroriste car c’est notre propre responsabilité qui y est totalement engagée. 
     Mes chères filles, il m’arrive souvent de me rappeler nos longues tirades outre-tombe, quand enveloppées d’une lumière céleste, vous me disiez : “Papa ne crains rien pour nous. Nous sommes bien ici. Nous n’avons besoin de rien”. Puis s’ensuit une série de questions-réponses sur l’état actuel du Sénégal, les amis laissés sur place, ma santé et les problèmes que je rencontre. Bref, de longues heures qui au réveil, immergé dans les profondeurs de l’abîme, me plongent dans une lassitude extrême, le corps tout inondé de sueur. Alors je me surprends à imaginer votre avenir dans ce monde que nous vivons. C’est pourquoi je me suis écrié dans un poème “Prières”, extrait du recueil “L’espoir immergé”des Editions Athéna-Diffusion : “De tous ces disparus que nous pleurons/Et dont le souvenir en nous est comme un fleuron/Nous ne saurons jamais quel aurait été leur avenir/Ce trou béant et noir sur notre chemin nous fait frémir/”. Ces moments se sont répétés au fil des années m’obligeant ainsi, entre autres, à vous entretenir souvent de la situation dans le monde et au Sénégal.
     Mes chères filles, comment peut-on oublier les circonstances de cette tragédie ? La plus grande catastrophe marine de tous les  temps, en période de paix, dont l’enquête a mis à nu les nombreuses défaillances. De la chaîne de commandement à l’état du matériel, rien n’a fonctionné normalement. ” …Après avoir pleuré nos morts et prié pour eux, nous nous devons de faire notre introspection et, les vices qui sont à la base de cette catastrophe trouvent leur fondement dans nos habitudes de manque de sérieuxd’irresponsabilité, parfois de cupidité lorsqu’on tolère des situations qu’on sait parfaitement dangereuses simplement parce qu’on en tire un profit.” Ces extraits, de la déclaration du Président Abdoulaye Wade prononcée après le drame, constituent de terribles confessions qui révèlent que le vrai problème c’est nous-mêmes. La suite réservée à ce dossier, malheureusement, ne fait pas honneur aux nations sénégalaise et française, puisque les deux Etats ont choisi de le classer sans suite. Pas de responsabilité donc pas de poursuite judiciaire. C’est la compréhension que nous en avons.
     Comment dès lors oublier toutes les larmes répandues, tous ces êtres qui ont souffert et continuent de souffrir en silence ? Les pupilles de la nation, les familles qui refusent de faire leur deuil sans les corps des parents décédés ? En réalité, le 26 septembre 2002 fut un sale temps pour tous, un sale temps pour la mère qui ne reconnaît plus les siens, un sale temps pour la mer déchaînée, un sale temps pour les liens du cœur ; ce cœur qui dérive au gré du mouvement du navire dans sa hasardeuse et silencieuse errance sous-marine. Que de larmes versées car les larmes ignorent les frontières, les larmes ignorent les ethnies …Au-delà des tourments d’une nuit, des vagissements de l’aube, des vagissements des âmes dans la forêt mystérieuse, dans la forêt sacrée, la mémoire abyssale plonge dans les profondeurs de l’eau qui coule dans les veines ouvertes de la mer dévoreuse de vies… Le deuil sera éternel car cette eau qui est consommatrice de vies rieuses, cette eau qui est silence, cette eau est devenue berceau de l’autre vie… Ces mots écrits en 2008 gardent encore tout leur sens car le désarroi fut total et profond ; aujourd’hui, jusque dans les hameaux les plus reculés du pays, les parents peinent encore à évacuer leur charge de douleur. Eh oui, nous nous souviendrons toujours, car oublier devient un acte impardonnable, voire criminel.
     Comment comprendre, mes chères filles, alors que les grands peuples honorent de manière solennelle celles et ceux qui ont quitté ce monde par la bêtise de l’homme ? Au Sénégal, nous n’avons que le site du souvenir ouvert à toutes sortes de manifestations, en lieu et place d’un site dédié, pouvant abriter –pourquoi pas – un Quartier Général pour la Sécurité (destiné à mieux sensibiliser la population sur les dangers de l’inobservation des règles de sécurité). Nous pensons qu’il est important que la commémoration de  l’évènement soit plus grande, plus intense en impliquant tous ceux qui sont touchés de près ou de loin par cette tragédie. Nous sommes persuadés que ce moment ne doit pas être laissé aux soins des politiques seuls. Et nous regrettons beaucoup, dans cette prise en charge, l’émiettement de la parole des parents de victimes et des rescapés. Nous savons tous que nous manquons réellement d’espace de recueillement en souvenir de nos naufragés. La responsabilité de ce grand vide qui peine, depuis, à être comblé, n’incombe pas seulement à l’Etat mais également à nous-mêmes. Nous avons ensemble choisi de laisser faire l’Etat qui a promis fermement un Mémorial qui tarde à sortir de terre, alors que depuis 2015 la maquette, le budget et un comité de gestion existent déjà. Une alliance des associations aurait permis, en dehors des sites choisis et offerts par l’Etat, de rechercher la contribution des architectes, des artistes et de toute personne capable d’apporter sa pierre à l’édification du Mémorial.
Mes chères filles, je persiste toujours à croire que si toutes les associations qui s’activent, autour de l’affaire du bateau “Le Joola”, avaient la même vision, le même but, ces lenteurs constatées, et qui s’expliquent en partie par la politique politicienne, n’auraient jamais prospéré. Une politique politicienne qui se nourrit de vaines promesses et qui coexiste avec une absence de vertus dans les actes que l’on pose quotidiennement, une absence qui brouille les repères laissant la plupart de notre jeunesse désemparée – vos amis d’âge -, souvent livrée à elle-même. Pour ma part, je reste persuadé que notre pays a raté, pour des raisons qui sont peut-être à situer aux premiers moments de notre souveraineté, sa rupture dans la gestion de nos cités. Hélas, dans tout ce qui se fait ou se dit, nous assistons à une vaste  scène de théâtre, où les éléments de plus de 300 partis politiques rivalisent d’ardeur pour occuper le devant de la scène!
     Mes chères filles, au regard de toute cette agitation qui dérange souvent, l’appréhension de la jeunesse est, par conséquent, légitime. Le poids de notre long asservissement se ressent encore dans les orientations politiques, élaborées par nos dirigeants. Les Institutions, léguées par le colon, sont bien faites au demeurant, mais leur pertinence n’est pas toujours évidente au regard de notre environnement social et culturel. Il nous faut des Institutions adaptées à notre milieu, solides, acceptées et respectées par tous. Des Institutions faites pour servir le peuple. Et qu’aucun parti au pouvoir ne puisse modifier à sa guise au profit d’une minorité. Du reste, de la force de nos institutions dépendra en grande partie la force de nos dirigeants. Cette reformulation de nos institutions devra s’appuyer sur un vaste mouvement socio-culturel.
Et puis mes chères filles, dans ce 3ème millénaire où seuls les grands ensembles sont viables, il est temps pour les Africains de revoir leur approche et d’accélérer le processus d’intégration africaine. Comme l’a dit Sénèque : “il n’y a point de vent favorable pour qui ne sait où il va.” Les premiers panafricanistes qui ont prôné l’unité de l’Afrique ont très tôt compris la force de cette puissance endormie que recèle le continent. L’unité de l’Afrique ne doit plus être un simple vœu, mais un objectif vers lequel chaque acte posé sera un jalon qui reflétera, pour notre jeunesse africaine, notre ambition de faire du Grand rêve une réalité. Car, aujourd’hui encore, si nous observons la marche du monde, nous sommes ahuris de constater combien notre inertie à réaliser l’unité africaine nous place dans une dépendance qui ne nous honore point. L’ignorer, c’est ignorer aussi l’énorme capacité de perception, d’analyse et d’assimilation de cette jeunesse, qui nous observe, et pour laquelle nous continuons à penser que  le travail abattu aujourd’hui préfigurera l’héritage d’espérances de demain.   
Continuez, mes chères filles, à dormir et qu’aucune vague ne vous surprenne plus dans votre quiétude. Ecartez de temps à autre le voile qui nous sépare et que de nos veillées surgissent les lumières de sagesse qui fondent un avenir meilleur.
                                                             
                                                 El Hadj Ibrahima NDAW 
                                                  malima_sn@yahoo.fr

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