La coopération monétaire entre la France et les pays de l’Union économique et monétaire Ouest-Africaine (Uemoa) vient de connaître de «profondes réformes», selon certains observateurs. D’autres – comme nous – pensent qu’il s’agit fondamentalement d’un
changement de nom. Le choix de l’expression Eco Uemoa dans le titre n’est pas anodin. En effet, il est important de bien dissocier le projet de monnaie unique Eco de la Communauté
économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) et de celui de l’Eco qu’adopteront les pays de l’Uemoa au cours de l’année 2020. Une différence de taille existe et est relative à la nature du régime de change adopté.
Le régime ou système de change exprime les modalités de relations qui existent entre les monnaies de pays différents. On distingue principalement deux types de régime de changes : le système de changes fixes et le système de changes flexibles ou flottants. Dans le système de changes fixes, le taux de change est fixé par les autorités publiques (définition officielle) tandis qu’en régime de changes flexibles, c’est le marché qui détermine le niveau du taux de change. Le taux de change désigne le nombre d’unités monétaires nationales qu’il faut céder pour obtenir une unité monétaire étrangère (devise).
Il est important de rappeler que chaque régime de changes – fixité, flexibilité et les différentes variantes – comporte des avantages et des inconvénients. Le choix d’un régime de changes, qui est éminemment politique, dépend naturellement des caractéristiques intrinsèques de l’économie ou des économies considérées dans le cas d’une union monétaire.
La Cedeao a opté pour un régime de changes flexibles tandis que l’UUemoa maintient le
régime de fixité – taux de change fixe entre l’Eco et l’€uro. Il demeure légitime de s’interroger sur cette décision : a-t-elle été prise pour contrecarrer le projet Eco de la Cedeao ? Les politistes pourront certainement nous éclairer. Toutefois, en s’appuyant sur l’histoire des relations entre la France et ses ex-colonies et entre la France et le Nigéria, une réponse affirmative serait plausible.
Dans les lignes qui suivent, nous commenterons certains des éléments constitutifs de ces «nouvelles réformes».
Le retrait des représentants français des organes de décision et de gestion de l’Union ne garantit
aucunement la fin de l’influence – ingérence – du gouvernement français sur les décisions et la
gestion de l’Union. Les rencontres et les entretiens téléphoniques entre chefs d’État ou de
gouvernement français et ouest africains sont sans conteste le lieu privilégié pour faire passer
des «consignes». Quant à la garantie de convertibilité illimitée de l’Eco par la France, il est a priori rassurant de savoir que celle-ci interviendra, en tant que sauveur en dernier ressort (Sdr), auprès des États
en difficulté. Ainsi, cette garantie génère de fait une situation d’aléa moral. En effet, lorsqu’un
pays débiteur sait que l’appui financier du Sdr lui sera attribué, il peut être tenté de ne pas
prendre toutes les mesures nécessaires – souvent impopulaires – pour assainir sa situation
financière. Il est important de rappeler que la plupart des décisions macroéconomiques exigent
un arbitrage entre des coûts de court terme et des gains de long terme – ou inversement. Aussi, les prêteurs, sachant que l’existence du Sdr limite leurs risques, peuvent avoir des comportements plus aventureux. L’existence même de ce Sdr pourrait accroître la prise de risque et subséquemment le coût de gestion d’une crise de liquidité de l’Union.
Par ailleurs, les ressources financières de la France ne sont pas illimitées alors même que les
fonds pour enrayer une crise généralisée de liquidité dans Uemoa peuvent être extrêmement
élevés. Que se passerait-il si une crise généralisée de l’Union coïncide avec une économie
française sévèrement touchée par une forte récession économique ? Tout le monde sait que la
France est contrainte en matière de dépenses publiques par le Pacte de stabilité et de croissance (Psc) de l’Euroland. Ce Psc lui impose de ne pas avoir un déficit de son budget qui excède 3% de son Produit intérieur brut (Pib). Qu’il nous soit alors permis de douter de la crédibilité de ce Sdr.
Il est alors plus prudent que les pays de l’Uemoa comptent sur eux-mêmes, en adoptant «une gestion sobre et vertueuse» (Président Sall du Sénégal) – c’est-à-dire une utilisation parcimonieuse et efficiente des maigres ressources publiques par des décideurs politiques
compétents certes, mais surtout éthiquement crédibles. Le cas échéant, ils n’auront pas besoin
d’un Sdr.
Aussi, doivent-ils faire confiance aux cadres de la Banque centrale – au moins aussi compétents
et expérimentés que les autres banquiers centraux du monde – pour gérer la politique monétaire.
Il est aussi légitime de se poser la question suivante : les pays de l’Union peuvent-ils dépendre
indéfiniment de la France ? Rappelons que la France connaît depuis plusieurs décennies un
déclin industriel et un chômage important – de 9% actuellement. Sa dette publique correspond cette année à presque 100% de sa richesse (Pib) et le problème du financement des retraites n’est toujours pas résolu.
Le doute subsiste quant à la viabilité à moyen terme de la coopération monétaire entre la France
et ses ex-colonies, compte tenu des difficultés évoquées ci-dessus et surtout de la triple «pression» – implicite et explicite – «d’activistes» africains, de certains partenaires
européens tels que l’Allemagne et l’Italie, mais aussi de partis politiques et de citoyens français. Tous ces acteurs considèrent cette coopération comme un vestige de l’héritage colonial, de la «Françafrique» et surtout comme un frein au développement économique des ex-colonies. On peut évoquer, à cet égard, la déclaration du vice-premier ministre italien, en janvier 2019 : «la France est responsable de la pauvreté et de l’immigration des Africains en Europe».
Concernant les personnes qualifiées «d’activistes» africains, certains peuvent ne pas être d’accord sur la forme de leur lutte, notamment le recours à certains slogans – jugés politiquement incorrects – mais reconnaissent sur le fond la légitimité de leur combat. En démocratie, la libre expression des idées et opinions doit être de rigueur. Tout point de vue est respectable mais discutable !
Ne pas approuver la politique d’un gouvernement français ne signifie pas être contre la France ou le peuple français. Nombre d’Africains ont une nationalité française tout comme beaucoup de français ont des nationalités de pays africains. Beaucoup d’Africains ont combattu pour la patrie française, certains y ayant perdu leur vie. Qui plus est, même des politiciens et journalistes français sont résolument contre cette forme de coopération entre la France et ses ex-colonies. Ils l’ont plusieurs fois dénoncée.
Ceux qui sont d’accord avec ce système de coopération et qui viennent encore de magnifier «les nouvelles réformes» doivent donc féliciter vivement ces «activistes». En effet, le
président français a évoqué les agissements de ces «activistes» dans son discours lors de l’annonce de ces «changements». Dès lors surgit naturellement une question : les «activistes» ont-ils influencé ou précipité la décision de ce dernier ?
La monnaie est, selon certains économistes, une institution sociale, un phénomène social. La monnaie, étant un concept multidimensionnel, n’est pas un domaine exclusivement réservé aux
économistes. Les sociologues, les historiens, les psychologues, les juristes, les politistes, …
doivent participer au débat. Mais, il faut de la mesure et de la pondération en toute chose !
La question de la monnaie est extrêmement sérieuse et stratégique. Débattons donc humblement avec respect dans un cadre serein et objectif. Exprimons les convictions profondes et sincères et évitons la critique facile mais aussi les «positions de circonstance» – intervenir juste pour consolider une situation de confort, souvent acquise de manière indue ou pour solliciter
implicitement un poste de responsabilité dans le public. C’est à partir d’un débat fécond qu’émergeront des propositions de solutions pertinentes pour résoudre les problèmes concrets des populations africaines, notamment les plus défavorisées.
Professeur Seydi Ababacar DIENG
Laboratoire de recherches économiques et monétaires (LAREM)
Université Cheikh Anta Diop de Dakar