Pas question pour la Russie que l’Ukraine quitte son orbite. Françoise Thom, historienne, spécialiste de la Russie et maître de conférences de l’université Paris-Sorbonne, nous décrypte la situation.
Paris Match. Croyez-vous qu’en massant ses troupes autour de l’Ukraine la Russie cherche seulement à faire reculer l’Otan ?
Françoise Thom. Il y a longtemps que la Russie veut faire perdre toute crédibilité à l’Otan pour, ainsi, se trouver en position d’hégémonie en Europe. Boris Eltsine avait déjà clairement demandé à Bill Clinton, en 1999, de lui “donner l’Europe”, c’est ce qu’on peut lire dans les documents récemment déclassifiés par l’administration américaine. Ce projet est toujours à l’œuvre. Je rappelle que, le 17 décembre dernier, la Russie a formulé un ultimatum, exigeant des “garanties juridiques de sécurité”. Le vice-ministre des Affaires étrangères, Alexandre Grouchko, a ajouté : “Les Européens doivent réfléchir s’ils veulent éviter de faire de leur continent le théâtre d’un affrontement militaire.” Puis, le 24 décembre, la Russie a procédé à un tir de missiles hypersoniques Zircon , ce que le porte-parole du Kremlin a ainsi commenté : “J’espère que les notes [du 17 décembre] seront plus convaincantes.” Le président russe ne semble pas avoir prévu qu’il pourrait obtenir l’effet inverse à celui recherché : un renforcement de cette Otan qu’en novembre 2019 Emmanuel Macron déclarait “en état de mort cérébrale” . Tous les coups de force de Poutine, jusqu’ici, ont marché : la France lui a même fourni des porte-hélicoptères après l’invasion de la Géorgie en 2008 ! Pendant toutes ces années, l’Occident est resté d’une incroyable passivité. Les analogies avec la politique munichoise des années 1930 ne manquent pas.
En forçant les Occidentaux à faire capituler l’Ukraine, Poutine ferait d’une pierre deux coups
L’Ukraine ne serait donc qu’un prétexte ?
Il faut comprendre comment fonctionne Poutine : il vit dans une bulle. Pour lui, un gouvernement pro-occidental ukrainien ne peut être qu’un gouvernement de marionnettes installées au pouvoir par les Occidentaux. Si l’Ukraine est pro-européenne, elle est forcément anti-russe. Elle devient, comme il le dit, une anti-Russie. En bon judoka, il tente donc d’utiliser l’Ukraine contre l’adversaire : en forçant les Occidentaux à la faire capituler, il ferait d’une pierre deux coups. L’Ukraine serait le levier pour discréditer l’Otan, voire provoquer sa dissolution. C’est pourquoi, lors de la conférence de presse, après la rencontre avec le président Macron, il est revenu sur les accords de Minsk, signés en 2014, pour réclamer l’application de leur volet politique : transformer la République ukrainienne en fédération. Pourquoi ? Pour que les séparatistes pro-Russes siègent au Parlement où ils pourront bloquer toutes les décisions. En apparence, l’Ukraine récupérerait le contrôle de ses frontières, mais elle perdrait sa souveraineté. Pendant la conférence de presse, Poutine a cité deux vers d’une chansonnette : “Que cela te plaise ou non / Tu dois supporter cela, ma jolie.” Le début de la chanson parle d’une bien-aimée couchée dans son cercueil. Suit une scène de nécrophilie dans des termes grossiers que je ne répéterai pas. Pour les Russes, l’allusion était claire.
Au XIe siècle, une princesse de Kiev épouse le roi de France, quand Moscou n’est encore qu’une bourgade
Un candidat à la présidence française a affirmé récemment que les revendications de la Russie en Ukraine étaient légitimes car, il y a mille ans, l’Ukraine était une province russe… En tant qu’historienne, qu’est-ce que cela vous inspire ?
C’est absurde ! Au XIe siècle, Moscou n’est qu’une bourgade quand la Rus’ de Kiev est une fédération de principautés, alors à son apogée, convertie au christianisme, tournée vers l’Europe (une princesse kiévienne épouse un roi de France). C’est cet État qui est brisé par les invasions tartaro-mongoles vers 1240. La Horde d’Or, vassale de l’Empire mongol, s’installe pour deux siècles, jusqu’à ce que la Lituanie catholique, plus tard unie à la Pologne, conquière des territoires qui représentent à peu près l’Ukraine et la Biélorussie d’aujourd’hui. S’y met en place une sorte de république aristocratique, avec un roi élu. De son côté, la principauté de Moscou s’appuie au contraire sur les Tatars pour se transformer peu à peu en empire, et c’est au milieu du XVIIe siècle qu’elle arrache l’Ukraine à l’orbite européenne polono-lituanienne. Cette influence des Tatars se retrouve dans la conception autocratique du pouvoir en Russie. En se tournant vers la Chine, la Russie de Poutine n’invente rien.
Sous Staline, 4 à 5 millions d’Ukrainiens sont morts de faim ou ont été assassinés
Et la Crimée a-t-elle toujours été russe ?
Autre énormité ! Si on s’en tient à l’histoire, Erdogan aurait autant de raisons de revendiquer la Crimée, constituée en khanat sous protection ottomane jusqu’à 1783, lorsqu’elle est conquise par Catherine II. Depuis, il est vrai qu’un grand remplacement de population y a été opéré : la Crimée est aujourd’hui essentiellement peuplée de militaires et de retraités russes.
L’histoire rapproche-t-elle ou éloigne-t-elle la Russie et l’Ukraine ?
La guerre a réactivé les souvenirs de toutes les persécutions subies par les Ukrainiens, à qui il a longtemps été interdit de parler ukrainien. Au début du XXe siècle, certains avaient cru les promesses de Lénine, car les bolcheviques ont su utiliser la carte des nationalités pour détruire l’empire des tsars. Puis cette aspiration à l’indépendance leur est revenue en boomerang. Et ils l’ont combattue sans état d’âme. Particulièrement Staline qui a toujours soupçonné l’Ukraine de vouloir rejoindre la Pologne, d’où la destruction systématique de ses élites, qu’elles soient paysannes, intellectuelles et même communistes, ce dont profitera Khrouchtchev. De 4 à 5 millions d’Ukrainiens sont morts de faim ou ont été assassinés, exécutés, entre les deux guerres mondiales. À quoi il faut ajouter toutes les populations déportées en Sibérie. Mais Poutine continue, comme sous l’emprise d’un véritable autisme, d’assurer que Russes et Ukrainiens ont souffert ensemble, qu’ils forment un seul peuple. La nation ukrainienne résulte selon lui de manigances occidentales.
Les Ukrainiens russophones sont-ils favorables à un rapprochement avec Moscou ou sont-ils également attirés par la promesse de progrès économique et social que représente l’Union européenne, et dont ils ont un exemple à leurs portes avec la métamorphose de la Pologne ?
Encore une erreur de Poutine de croire que les russophones sont forcément pro-Russes ! On estime à 20 % ceux d’entre eux qui seraient favorables à un rapprochement avec Moscou. Il faut rappeler que les chaînes russes leur racontent à longueur de journée que le régime fasciste de Kiev ne pense qu’à les massacrer…
La “finlandisation” de l’Ukraine, c’est-à-dire sa neutralisation avec, entre autres, l’interdiction d’adhérer à l’Otan, est-elle une solution ?
Non, c’est une illusion. On ne peut pas comprendre les racines de l’affrontement avec l’Ukraine si on croit les discours sur la sécurité proférés par Poutine : Poutine n’a pas peur de l’Occident, il ne veut pas d’une Ukraine tournée vers l’Europe, parce qu’elle constituerait un pôle d’attraction pour sa population. Aujourd’hui, la Russie fait face à une chute démographique : elle compte 1 million de Russes de moins en 2021 qu’en 2020. Elle a besoin d’immigrés, mais les Ukrainiens préfèrent s’expatrier en Pologne ou en Allemagne plutôt que d’aller travailler en Russie, ce qui l’oblige à faire appel à des populations musulmanes d’Asie centrale. La Russie autocratique, avec ses médias contrôlés, ne regarde pas l’Ukraine comme une menace militaire, mais comme une menace de civilisation.
Françoise Thom est l’auteure de « Comprendre le poutinisme » (éd. Desclée de Brouwer), de « Beria, le Janus du Kremlin » (éd.du Cerf) et de « La marche à rebours. Regards sur l’histoire soviétique et russe » (éd. Sorbonne université presses).