Par Abdelmalek Alaoui, Editorialiste de La Tribune Afrique, et Moubarack LO, Economiste sénégalais.
C’est dans quelques jours, lors de la tenue, à Lomé, au Togo, le 16 Décembre 2017, de la Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement de la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), que devrait être confirmée l’adhésion du Maroc à l’organisation sous-régionale, donnant ainsi force exécutoire à la décision de principe prise à Monrovia (Libéria), au mois de juin dernier.
En acceptant d’accueillir le Maroc comme membre de la CEDEAO, les Chefs d’Etat se sont fondés sur l’article 2 du Traité révisé de l’Organisation qui ne fait, implicitement, référence qu’au critère géographique (être un Etat de l’Afrique de l’Ouest, dont les limites peuvent être interprétées de diverses manières). Le Maroc, faisant partie à la fois du Nord et de l’Ouest du continent africain, et ayant décidé de geler sa participation à l’Union du Maghreb Arabe (UMA), pouvait dès lors déposer sa candidature pour adhérer à la CEDEAO qui regroupe les Etats d’Afrique de l’Ouest. Ceci est cohérent avec l’orientation donnée par l’Union Africaine qui veut que chaque Etat ne soit, à terme, membre que d’une seule et unique Communauté Economique Régionale (CER).
L’entrée du Maroc dans la CEDEAO engendrera tout à la fois des défis et des opportunités pour les Etats actuellement membres de l’Organisation. Il leur faudra anticiper sur cette mutation et maximiser les gains qu’ils peuvent en tirer, tout en gérant, autant que possible, les défis qu’elle pose.
Un défi souvent mis en avant réside dans la possibilité que l’entrée de Rabat dans la CEDEAO génère un effet « négatif » à l’encontre notamment des tissus productifs fragiles, voire qu’elle ouvre la voie à une entrée « massive » des produits européens du fait du partenariat avancé qu’entretient le Maroc avec l’Union Européenne. En clair, sans en mesurer, de manière rigoureuse, l’impact biunivoque réel, certaines parties prenantes affirment que l’entrée du Maroc dans la CEDEAO pourrait la déstabiliser et qu’elle se ferait au bénéfice exclusif du Royaume Chérifien. Cette assertion ne résiste pas à l’examen des dispositions du Tarif Extérieur Commun de la CEDEAO qui prévoient de nombreuses mesures de sauvegarde des appareils productifs des pays membres, qu’il serait loisible d’enclencher si une quelconque distorsion ou menace sérieuse était constatée en provenance des pays tiers. Il s’y ajoute que la CEDEAO a elle-même décidé de créer une zone de libre-échange avec l’Union européenne, incluant des mesures de protection et une période transitoire. Enfin, comme l’a si justement rappelé le Président sénégalais Macky Sall, à l’occasion d’une rencontre le 20 novembre 2017, à Dakar, avec les hommes d’affaires de son pays, l’Union Africaine travaille d’arrache-pied à la mise en place d’une Zone de Libre-échange Continentale qui, si elle fonctionne convenablement, rendra, à terme, de facto caduques les protections dressées par les Etats membres de la CEDEAO envers les autres pays africains dont le Maroc.
De fait, la mondialisation est devenue, aujourd’hui, une donne incontournable que tout pays doit prendre en compte dans ses choix stratégiques. Elle se caractérise par une plus forte intégration des économies et une libéralisation progressive des échanges. Elle comporte autant de pertes que de gains potentiels et seuls les pays suffisamment organisés et capables de s’insérer dans les chaînes de valeurs régionales et mondiales en tirent profit. L’exemple des pays devenus récemment émergés le prouve éloquemment. Les pays membres de la CEDEAO doivent anticiper cette mutation inexorable et maximiser les effets bénéfiques qu’ils peuvent en tirer, tout en gérant, au mieux, les défis qu’elle renferme.
Ainsi, plutôt que de cibler uniquement les défis, qui se poseront de toute façon aux pays de la CEDEAO, que le Maroc entre ou non dans l’Organisation sous-régionale, il convient mieux de se focaliser sur les formidables opportunités et les effets systémiques que l’arrivée du Maroc dans la CEDEAO vont provoquer, changeant fortement, du jour au lendemain, le devenir de notre espace régional commun. De fait, avec le Maroc en son sein, notre Communauté se donne de réels atouts pour « bâtir une Union économique de l’Afrique de l’Ouest », capable « d’élever le niveau de vie de ses peuples et de contribuer au progrès et au développement du continent africain », comme stipulé dans l’article 3 de son Traité révisé.
Un cercle industriel vertueux
Pour bien comprendre les paramètres inhérents à l’entrée du Maroc dans la CEDEAO, il faut ici emprunter au corps de doctrine des économistes contemporains du développement, dont un des plus emblématiques est certainement Ricardo Hausmann du centre de la complexité économique de l’université d’Harvard. Selon lui, la qualité des échanges dans une même zone économique dépend fortement de la capacité des acteurs à élargir leur base de production, et donc à fabriquer beaucoup plus de produits en investissant des secteurs connexes. Cette trajectoire, le Maroc l’a empruntée dans le cadre de son partenariat avec l’Europe et avec le reste du monde, grâce notamment aux différents plans sectoriels qui se sont succédé depuis le milieu des années 2000 (Plan Emergence I et II, puis plan d’accélération industrielle). Aujourd’hui, le Royaume Chérifien est considéré comme un acteur régional majeur dans les chaînes de valeurs mondiales de l’automobile, de l’aéronautique, ou encore de l’Offshoring. En 2015, le destin industriel du pays a même atteindre un double point d’inflexion ( « Tipping point »), avec l’arrivée d’une usine d’un second constructeur – Peugeot- et l’installation définitive de l’automobile comme première ressource exportée.
Au sein de la CEDEAO, premier partenaire économique et commercial du Maroc parmi les régions africaines, l’adhésion du Royaume chérifien entrainera une meilleure intégration des tissus industriels de l’Afrique de l’Ouest et de l’Europe, à travers les investissements directs étrangers et les délocalisations industrielles. Les mêmes mouvements pourront être observés en provenance des pays du Golfe persique très présents dans l’espace nord-africain et marocain.
Cette valeur ajoutée substantielle du Maroc permettrait à des écosystèmes industriels ouest-africains, encore dépendants des coûts de main d’œuvre bon marché, de se se compléter avec la plateforme marocaine et de créer des effets de synergies entre le nouvel entrant et des pays avec lesquels les relations économiques sont de plus en plus étroites, y compris dans le secteur bancaire. De manière schématique, la stratégie de montée en gamme industrielle du Maroc aura des effets bénéfiques, directs (à travers la sous-traitance, la co-entreprise et la création d’emplois) et indirects (par l’apprentissage et le mimétisme) pour l’ensemble de la CEDEAO. En contribuant à l’élargissement des bases industrielles des pays de la CEDEAO, le Maroc fera non seulement œuvre utile en matière de co-émergence, mais sera en mesure également d’élargir son propre marché. In fine, cela permettra de générer un cercle vertueux où chaque acteur trouvera son compte ; ce qui est la base de tout partenariat réussi. Et cela est particulièrement visible dès lors que l’on s’intéresse aux échanges entre le Maroc ou la côte d’ivoire, qui montrent une croissance importante des échanges liés à l’automobile, à l’électricité, au câblage et à la technologie, atteignant parfois près de 10%, ce qui constitue les prémisses d’échanges industriels plus fournis (voir figure ci-dessous).
Le Gazoduc Nigéria Maroc, jugulaire de vascularisation de la CEDEAO
De surcroit, en examinant les pays membres de la CEDEAO, l’on constate que seul le Nigéria, qui s’appuie notamment sur un complexe pétrochimique lié aux industries extractives, dispose aujourd’hui d’une base industrielle comparable à celle du Maroc. Malgré cela, les échanges entre les deux pays restent modestes, avec près de 139 Millions de dollars exportés en 2016 par le Maroc vers le Nigéria, majoritairement dans les fertilisants et les conserves de poisson, et près de la moitié par le Nigeria vers le Maroc.
Pour intensifier et sophistiquer leurs échanges, les deux pays ont d’ores et déjà scellé un partenariat stratégique pour la mise en place d’un gazoduc qui permettrait la montée en puissance de l’exploitation des phosphates et qui donnerait au Nigéria cette fameuse voie de dégagement vers le nord, longtemps repoussée par l’hypothétique mise en place du gazoduc trans-saharien (NIGAL). En permettant au gaz nigérian de traverser plusieurs pays de la CEDEAO et d’atteindre le Maroc, dans un contexte d’engagement soutenu dans la transition énergétique, c’est véritablement à une vascularisation économique de la CEDEAO que l’on assisterait, comme une jugulaire traversant l’Afrique de l’ouest. En s’appuyant sur la zone d’intégration économique qu’est la CEDEAO, ce projet pourrait voir son impact décuplé et matérialiserait la « communauté de destins » chers aux Chefs d’Etat de la CEDEAO et à Sa Majesté le Roi Mohamed VI du Maroc.
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