Le mensonge, phénomène omniprésent dans les interactions humaines, occupe une place particulière dans les enseignements de Serigne Touba. Dans ses khassida, il ne se contente pas de le condamner, il lui attribue une gravité exceptionnelle en affirmant que le mensonge est pire que le fait de ne pas étudier le Coran. Cette déclaration interpelle par sa force : pourquoi un tel jugement sur le mensonge, un acte souvent banalisé dans les relations sociales ? Pour comprendre cette hiérarchisation, il est nécessaire de plonger dans les écrits de Serigne Touba, qui ancrent cette condamnation dans une perspective spirituelle et morale profonde.
Le mensonge est décrit comme une rupture fondamentale avec l’ordre divin, une entrave à la lumière spirituelle que représente la vérité. Dans le poème Jawhîratul Kâmil, Serigne Touba souligne que la vérité est une lumière qui guide l’homme vers le chemin de Dieu, tandis que le mensonge obscurcit cette lumière et plonge l’âme dans les ténèbres. Cette vision va au-delà d’un simple impératif moral : elle fait du mensonge une attaque directe contre l’harmonie spirituelle et sociale voulue par Dieu. Ainsi, Serigne Touba élève la vérité au rang de condition première pour établir un lien véritable avec le divin, mais aussi pour garantir la cohésion entre les hommes.
En examinant le mensonge à travers le prisme de la sociologie, on découvre qu’il ne se réduit pas à une transgression morale individuelle. Dans l’approche interactionniste de Erving Goffman, le mensonge apparaît comme un outil utilisé pour préserver l’image sociale ou éviter des conflits dans des interactions spécifiques. Cette perspective ouvre une question essentielle : peut-on considérer certains mensonges comme nécessaires au maintien d’une certaine cohésion sociale, ou représentent-ils invariablement une menace pour le tissu collectif ? Au-delà des interactions quotidiennes, Niklas Luhmann, dans sa théorie des systèmes sociaux, insiste sur le fait que la confiance est la pierre angulaire des institutions. Lorsque le mensonge devient systémique, par exemple dans les discours politiques ou les médias, il érode profondément cette confiance, fragmentant la société et favorisant l’individualisme méfiant. Cette dynamique est particulièrement visible dans les institutions modernes, où la perte de crédibilité peut entraîner des crises majeures. Dans le champ philosophique, la condamnation du mensonge est également analysée sous des angles variés. Emmanuel Kant, dans Fondements de la métaphysique des mœurs, adopte une position radicale en affirmant que le mensonge est moralement injustifiable, quelles que soient les circonstances. Pour Kant, l’impératif catégorique nous oblige à agir comme si notre comportement pouvait devenir une loi universelle. Un monde où le mensonge est universel détruirait toute possibilité de communication et de confiance. A l’opposé, Friedrich Nietzsche, dans Par-delà bien et mal, offre une réflexion plus nuancée, affirmant que la vérité elle-même est une construction humaine, une illusion utile façonnée par nos perspectives et nos besoins. Cette remise en question de la vérité absolue nous invite à réfléchir : tous les mensonges sont-ils également nocifs, ou certains peuvent-ils avoir une fonction protectrice dans des situations spécifiques ? Enfin, Hannah Arendt, dans Vérité et politique, examine le mensonge comme un outil de pouvoir. Elle met en garde contre les dangers des mensonges politiques qui, lorsqu’ils deviennent dominants, détruisent la réalité partagée et empêchent tout effort collectif.
Face à ces multiples perspectives, les enseignements de Serigne Touba offrent une boussole morale et spirituelle d’une grande pertinence. En plaçant la vérité au cœur des valeurs humaines, il ne propose pas seulement une condamnation du mensonge, mais un appel à une transformation intérieure et collective. Il s’agit de reconnaître la vérité comme une pratique quotidienne, un effort conscient pour aligner ses paroles et ses actes avec une réalité transcendante. Cette posture, si elle est adoptée à l’échelle individuelle et sociale, pourrait restaurer la confiance dans les relations humaines et les institutions.
Une telle éthique exige également une pédagogie adaptée, qui valorise la transparence, la responsabilité et le courage d’assumer la vérité, même lorsqu’elle est inconfortable.
En somme, le mensonge, tel qu’il est abordé dans les khassida et analysé à travers les lunettes de la sociologie et de la philosophie, dépasse la simple question morale pour devenir un enjeu fondamental de la vie spirituelle et sociale. Il n’est pas seulement un acte isolé, mais un miroir des failles ou des forces d’une société. En réaffirmant l’importance de la vérité, Serigne Touba et les grandes traditions de pensée nous rappellent que la confiance, la justice et l’harmonie reposent sur cette lumière fragile, mais essentielle, qu’est la vérité.
Moussa SARR, Ph.D.
Socioticien, sociologue, communicateur et chercheur transdisciplinaire