Au Sénégal, depuis plus de deux décennies, la question de l’émigration irrégulière est ressassée partout. La médiatisation de ce phénomène social transformé en épiphénomène par la récurrence et la banalisation des victimes1 de la Méditerranée, de l’Atlantique et du désert du Sahara semble stérile, voire contre-productive. Plus on parle de l’émigration irrégulière et de ses dégâts humains et sociaux, plus les candidats partent ! Rien ni personne ne semble pouvoir arrêter ces émigrants. D’où la question de savoir si les discours (politique, religieux, scientifique, populaire) destinés à décourager et/ou sensibiliser ces émigrants prennent entièrement en compte la complexité de la migration internationale contemporaine, ainsi que le profil économique, social et surtout psychologique de ces émigrants.
En réalité, analyser la migration sous le seul prisme économique conduit inéluctablement soit à une aporie sociale, soit à une élucubration intellectuelle. Plutôt que de s’appesantir sur les causes apparentes ou les conséquences flagrantes de l’émigration irrégulière des Subsahariens (particulièrement les Sénégalais) à destination de l’Occident et du Proche et Moyen-Orient, il convient de s’intéresser aux systèmes de pouvoir qui inventent (Le Bras, 2012) les migrants tout en caricaturant et en criminalisant la migration. Des groupes tels que «migrants», «réfugiés» ou «demandeurs d’asile» ne représentent pas tant des groupes sociaux homogènes qu’ils reflètent des modes de gouvernance et de catégorisation conçus principalement par les nations occidentales pour assurer la «gouvernementalité2» de ces groupes.
Cette ambigüité entourant la migration en Occident a été déjà mise à nu par Hollifield (1992) à travers le concept du «paradoxe libéral». Celui-ci désigne les contradictions qui existent entre, d’une part, les principes libéraux d’ouverture et de liberté de mouvement et, d’autre part, la volonté politique des Etats de contrôler leurs frontières et de protéger leur souveraineté. Plus spécifiquement, le paradoxe libéral est caractérisé par le fait que les démocraties libérales, pour assurer leur développement économique, doivent renforcer la libre circulation des capitaux, des biens et des idées, mais prennent les devants en pensant que la libre circulation des personnes comporte de nombreux risques. Ce paradoxe relatif à la gouvernance de la mobilité contemporaine3 traduit une réminiscence d’une contradiction inhérente au libéralisme. Ce système n’hésite pas à «mettre en cage» (Mbembe, 2020) certaines catégories de personnes jugées envahissantes, voire menaçantes.
Dans cette dynamique d’altérisation de ces catégories stéréotypées, le «paradigme de l’immobilité» (Gemenne, 2020) prend forme. Ce paradigme voudrait faire voir les migrations comme une anomalie ou un phénomène conjoncturel à juguler. Et pour que cette rengaine alarmante se banalise progressivement et devienne audible au niveau du public, les détracteurs de la migration s’appuient souvent sur des «discours d’accompagnement idéologique construits autour de trois principales composantes, à savoir le seuil de tolérance, la crise migratoire et le grand remplacement» (Bouamama, 2021). Les trois composantes de ces discours d’accompagnement idéologique du dénigrement de la migration et des migrants reflètent dans l’imaginaire collectif, l’idée d’un surplus d’envahisseurs susceptibles de saper la tranquillité d’une population d’accueil paisible. Ainsi, ce discours devient tellement galvaudé au point que des gouvernants et leaders d’opinion des pays de départ de ces migrants le prennent comme parole d’évangile. Ces derniers vont même jusqu’à culpabiliser les migrants en passant sous silence le fait que «la mobilité dont jouit le capital n’est jamais accordée aux damnés de la terre, contraints d’emprunter des itinéraires maritimes et terrestres périlleux pour franchir des frontières qu’ils n’ont pas créées, et jugés indésirables dans des pays parfois responsables d’avoir détruit le leur» (Estes, 2023).
Ce réquisitoire de Nick Estes contre les pourfendeurs des migrants irréguliers montre que ces derniers sont certes loin d’être exempts de reproches, mais que la question migratoire est beaucoup plus complexe qu’elle n’y paraît. Elle est non seulement la résultante de pratiques peu orthodoxes favorables à l’Occident et désastreuses pour les pays en développement, mais elle se déploie dans une dynamique instrumentale et opportuniste qui fait du migrant un «instrument géopolitique», un «acteur de développement» manipulable. Tout est orchestré pour faire croire que le migrant est un intrus, un paria dont le mouvement et l’accueil doivent être négociés et contrôlés. Tout au contraire, les pays d’accueil tirent grandement profit de ces migrants qui soutiennent une partie non négligeable de leurs économies. Seulement, il convient de rappeler que «ce n’est pas que le monde des affaires ne veut pas de main-d’œuvre immigrante en Occident. Il en veut, mais elle doit être comme il la veut : effrayée, opprimée et vulnérable» (McNally, 2006). Une fois que cette main-d’œuvre immigrante est «dressée», elle pourra facilement et efficacement contribuer au développement économique de ces pays d’accueil.
Alors, tant que les autorités des pays de départ des émigrants irréguliers n’auront pas compris les enjeux et subtilités associés à la gouvernance et à l’instrumentalisation de la migration internationale, il serait difficile d’appréhender ce phénomène. C’est pourquoi il est important de l’aborder stratégiquement et courageusement avec toutes les parties prenantes en question : pays d’accueil, Organisation internationale pour les migrations (Oim), organisations humanitaires, chercheurs, spécialistes, etc. Cela, d’autant plus qu’en considérant l’enthousiasme qui accompagne la promotion du tourisme (et des touristes) et la stigmatisation concomitante de la migration (et des migrants), l’on comprend aisément la problématique de la «justice mobilitaire» (Sheller, 2018). Celle-ci permet de réfléchir à la manière dont le pouvoir et l’inégalité influencent la gouvernance et le contrôle des mouvements en façonnant des schémas de mobilité inégale et d’immobilité dans la circulation des personnes, des ressources et des informations (Sheller, 2018). A travers ce concept, Sheller montre par exemple les liens entre l’exploitation sauvage des ressources naturelles des pays du Sud, le changement climatique, les conflits armés et le déplacement des populations vulnérables vers les pays du Nord. Autrement dit, ici tout est lié. Par conséquent, il serait inconséquent et inapproprié de traiter cette question en se focalisant sur la responsabilité exclusive des émigrants irréguliers, généralement dépeints comme des «suicidaires», des «impatients», des «irréfléchis» ou d’«aventuriers». Ce discours caricatural vis-à-vis des migrants irréguliers est d’autant plus simpliste qu’il passe sous silence leur agentivité4. Jusqu’à un passé récent, ces migrants étaient dépeints comme des individus passifs et inactifs.
Une autre dimension rarement mentionnée dans la migration irrégulière, devenue une hydre, concerne la dimension financière associée à la prétendue sécurisation des frontières. Des passeurs aux industries de technologie de pointe, en passant par des organisations de sécurisation communautaires telles que l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex), la migration irrégulière mobilise tellement de capitaux que Rodier (2012) qualifie les mesures de lutte contre l’immigration de «business de la xénophobie».
Dans ce sens,Walia (2023) rappelle que la «fièvre sécuritaire a en outre transformé la frontière en un terrain d’essai dystopique, favorisant l’essor d’une industrie de la sécurité frontalière qui pèse 500 milliards de dollars (Dunbar-Ortiz, 2006), et qui œuvre à la construction d’un «mur virtuel» mobilisant technologies de surveillance électronique intrusives, prises de décision automatisées, analyse prédictive de données, logiciels de reconnaissance faciale et systèmes biométriques que des sangsues comme Amazon, Palantir, Elbit Systems et European Dynamics testent sur des migrants et des réfugiés». Au regard de l’envergure des multinationales impliquées dans ce simulacre de sécurisation des frontières des pays d’accueil et des milliards de dollars brassés par ces dernières dans la prétendue lutte contre la migration irrégulière, il urge de repenser la migration à l’aune du nouvel ordre libéral. Ce dernier s’enthousiasme à promouvoir le tourisme sous ses différentes facettes, voire ses dérives (comme le tourisme sexuel), mais reste de marbre face aux maltraitances et hécatombes occasionnées par la migration irrégulière.
En réalité, cette attitude ambiguë et sournoise de l’Occident vis-à-vis du tourisme et de la migration se reflète dans la dénomination des impairs liés à ces deux formes de mobilité : alors qu’on parle de migration «clandestine», «irrégulière», mais surtout «illégale» pour mettre l’accent sur la dimension juridique de ce prétendu forfait passible de refoulement, d’emprisonnement ou même de sévices corporels souvent mortels, on mentionne le «tourisme de masse», le «surtourisme» (overtourism) ou le «tourisme sexuel» en escamotant la dimension juridique des écarts faits par ces touristes, mais aussi les répercussions environnementales (érosion côtière, spéculation foncière) et économiques (fuite des capitaux, spéculation immobilière) du tourisme, particulièrement sur les pays du Sud.
En effet, l’asymétrie caractérisant l’attention portée sur le tourisme et la migration (et par ricochet le touriste et le migrant) se reflète également sur les statistiques de ces deux formes de mobilité.
Par exemple, les mouvements migratoires concernent seulement 3, 5% de la population mondiale (Oim, 2023). Ce qui équivaut à 244 millions de migrants internationaux, parmi lesquels 120 millions se dirigent vers le Nord et 124 millions vers le Sud (Oim, 2023) alors que le tourisme international a déjà atteint un milliard d’adeptes (Omt, 2023). Ces chiffres montrent clairement que le nombre de migrants est largement en-dessous de celui des touristes.
En outre, selon les données de l’Organisation des Nations unies, (Onu, 2021), sur les 258 millions de migrants internationaux comptés dans le monde en 2017, 110 millions sont originaires d’Asie, 64 millions d’Europe, 39 millions d’Amérique latine et des Caraïbes, et seulement 38 millions d’Afrique. Par conséquent, le préjugé selon lequel les migrants seraient pour la plupart originaires d’Afrique ne résiste pas à l’épreuve des chiffres.
Face à l’évidence des rapports de pouvoir et du piège sémantique entourant la gouvernance de la mobilité (tourisme et migration) internationale, les acteurs politiques, les scientifiques et les leaders d’opinion des pays du Sud comme le Sénégal doivent tout d’abord déconstruire ce subterfuge qui a presque fini de faire croire que le touriste est exempt de reproche et doit être accueilli à tout prix, alors que le migrant (peu importe le qualificatif qu’on lui affuble) est suicidaire, fuit son pays ou doit faire l’objet d’un contrôle systématique durant tout son parcours.
Ensuite, ces acteurs doivent faire l’effort d’évaluer et de comparer (scientifiquement) les retombées économiques et socioculturelles des touristes occidentaux et des migrants subsahariens sur les pays d’accueil respectifs. Les résultats de ces études comparatives (qui donneront sûrement le tournis) seront une base objective et solide pour rediscuter de la mobilité contemporaine généralement abordée de façon émotionnelle, sensationnelle ou populiste.
Enfin, plutôt que de contribuer à perpétuer la sémantique euro-centrique de la mobilité qui a tendance à culpabiliser mordicus le migrant, les pays de départ des migrants (réguliers ou irréguliers) doivent renforcer leur souveraineté (économique, politique, touristique, culturelle, etc.), valoriser et sauvegarder leurs ressources naturelles et minières, et imposer un débat objectif et souverain aux pays d’accueil de ces migrants. C’est ainsi seulement que le rapport de force pourra commencer à changer.
Dr Birame SARR
PhD en tourisme, économie et gestion
Spécialiste en étude critique des frontières et des migrations
sarrbirame@gmail.com
1 Au total, 4372 migrants ont disparu alors qu’ils tentaient de traverser la Méditerranée, l’Atlantique et le désert du Sahara entre janvier et décembre 2023. Les disparitions sont principalement liées à des suspicions de noyade, de déshydratation ou d’hypothermie. De même, la plupart des cas de décès ou de disparition, la nationalité des individus est généralement inconnue, même s’ils viennent principalement d’Afrique subsaharienne. (Oim, 2023)
2 La gouvernementalité est un concept forgé par Michel Foucault. Elle désigne la rationalité propre au gouvernement ou à la gouvernance de la population. Au niveau européen, cette gouvernementalité renforce la collaboration internationale entre les différentes bureaucraties (exemple de Frontex) en s’intéressant moins au contrôle du territoire qu’à celui des populations (ici les migrants).
3 Sarr, B. (2023). De quoi la mobilité contemporaine est-elle le nom ? Conversation entre un immigrant et un touriste, Paris, l’Harmattan.
4 En psychologie, l’agentivité est la perception de soi comme acteur du monde qui fait arriver des choses, et pas uniquement comme quelqu’un à qui il arrive des choses.