Notre chroniqueuse dénonce la volonté du président de refonder l’amitié entre Paris et Dakar au prix de la dignité des tirailleurs sénégalais.
Chronique. Force est d’admettre que la colonisation constitue un Alcatraz mental dont il semble difficile de s’évader. En février, la modernité des liens franco-sénégalais s’affichait dans les images des deux couples présidentiels, Sall et Macron, posant main dans la main à Dakar. Pourtant, c’est au passé colonial, révisé et réduit au cliché publicitaire du tirailleur, que Macky Sall est remonté pour défendre l’amitié avec la France. « Les régiments des tirailleurs sénégalais, quand ils étaient dans les casernes, avaient droit à des desserts pendant que d’autres Africains n’en avaient pas. [Les Français] ont toujours respecté les Sénégalais », s’est félicité, le 25 mai 2018, le président du « Sénégal libre » en promotion pour son livre Convictions républicaines.
Après l’ami Y’a bon, l’indigence intellectuelle et morale de l’argumentaire « Mon Blanc » ? Face au tollé agitant la presse et les réseaux sociaux, El-Hadj Hamidou Kasse, ministre chargé de la communication à la présidence, contre-braque sur la chaîne de télévision TV5 en avançant qu’il ne s’agissait que d’une boutade. Irrecevable. L’intention était de soutenir que la France et le Sénégal sont amis. Or, invoquer le mot d’esprit, donc l’ironie, provoque le strict opposé : l’inimitié et l’indignation.
« Vous n’êtes pas des pauvres aux poches vides sans honneur. Mais je déchirerai les rires Banania sur tous les murs de France », fustigeait naguère en vers Léopold Sédar Senghor. De ce président-là à l’actuel, qu’avons-nous perdu ? Sans doute la voie de sortie de l’histoire coloniale, et probablement l’honneur en sus.
Servitude et soif de liberté
Pas plus que l’argument « dessert » n’amène à la conclusion « respect », l’idée de respect n’est compatible avec le colonialisme. Respecter l’autre signifie d’abord ne pas le soumettre ; or la violence, la volonté de dominer actionnent le pressoir de l’entreprise coloniale. Macky Sall cherchera en vain à y fonder l’amitié, il ne trouvera que servitude et soif de liberté.
La convergence de vues Macron-Sall serait-elle prise en défaut sur le sujet ? La colonisation, déclarait le candidat Emmanuel Macron à Alger en février 2017, est « un crime, c’est un crime contre l’humanité, c’est une vraie barbarie. Et ça fait partie de ce passé que nous devons regarder en face, en présentant nos excuses à l’égard de celles et ceux envers lesquels nous avons commis ces gestes ». Durant la suite de la campagne électorale, il a plutôt évoqué « des crimes contre l’humain ». Depuis, M. Macron devenu président n’a d’yeux que pour l’avenir. Au jeune Algérien qui l’accusa en décembre d’éviter le sujet de la colonisation, il répondit : « Qu’est-ce que vous venez m’embrouiller avec ça ? »
Les tenants français du refus de la repentance comme les révisionnistes du « bon temps des colonies » se satisferont de la perspective ouverte par le président sénégalais : il ne leur en coûtera qu’un dessert. Tous les autres, au premier chef les Africains, sont en droit d’exiger des excuses. Et Macky Sall serait bien inspiré de les présenter, car la longue histoire militaire entre la France et le Sénégal a laissé des traces dans les mémoires collectives.
Faut-il rappeler à Monsieur le Président que le rôle des tirailleurs sénégalais ne s’est pas limité à l’engagement dans « les guerres des toubabs », 1914-1918 et 1939-1945 ? Que des Sénégalais ont été enrôlés dans la conquête de l’Afrique, qu’ils ont pris part aux expéditions coloniales, aux campagnes de « pacification » de l’armée française, qu’ils ont été engagés dans les répressions et les guerres de décolonisation, du Maghreb jusqu’à Madagascar en passant par l’Afrique centrale ? Sur la Grande Ile, justement, ne moque-t-on pas ainsi : « Senegaly nahazo baiko », entendez « comme un Sénégalais obéissant aux ordres » ?
Raviver les traumatismes
Dans une Afrique où souffle par épisodes le vent de la violence xénophobe sur fond de questions migratoires internes au continent, le privilège du menu cher à Macky Sall fraye dangereusement avec l’inconséquence. Des mots et des noms tels que factorerie, impôt de capitation, travaux forcés, Sétif ou Moramanga suffisent encore à raviver les traumatismes des épisodes dans lesquels la « Force noire » fut déployée. Si sous l’étiquette des tirailleurs dits sénégalais se mêlaient différentes nationalités, pourquoi suggérer que l’une d’elles avait rang de « chouchoute » ? En novembre 1944, des Sénégalais comptaient parmi les soldats démobilisés, anciens prisonniers de guerre, sur lesquels l’armée française ouvrit le feu à Thiaroye parce qu’ils réclamaient les arriérés de leur solde.
L’approximation, le raccourci, le goût de l’anecdote ne constituent pas des monopoles présidentiels, plutôt le commun du rapport que nous entretenons avec nos récits historiques – y compris sur les périodes postérieures aux indépendances.
Car si les propos de Macky Sall exposent la face piteuse de l’Alcatraz mental, l’autre n’est pas pour autant radieuse avec ses procès toujours renouvelés, ses images d’exactions ressassées jusqu’à la fascination morbide, ses mantras récités en continu, néo-colonialisme, post-colonialisme… Comme une difficulté à se rendre à soi-même, à se représenter libre.
« Dette du sang »
Il y a quatorze ans, Abdoulaye Wade instaurait la Journée du tirailleur, célébrée le 23 août. Alors, la parole présidentielle ambitionnait de continuer à écrire le récit d’un Homme africain entré dans l’histoire comme « bâtisseur du monde libre ».
La France reste, pour reprendre la formule de Philippe Dewitte, débitrice d’une « dette du sang ». Parce que celui versé des Africains, parce que les crimes, parce que le lourd tribut payé par les anciens soldats sujets de l’Empire. Rappelons que la question de la « cristallisation » des pensions militaires des anciens combattants n’ayant pas la nationalité française, vieux sujet de discorde, n’a été dénouée qu’en 2011. Le sang, lui, ne peut être ni rendu, ni lavé. Donc, d’ici à ce que la France souscrive au devoir des excuses, quel intérêt y a-t-il à annoter – qui plus est dans la marge – l’histoire de… l’Empire français ? Les guerres de libération ont déjà eu lieu. Qu’en est-il des récits nationaux, de ce travail d’écriture supposé fonder le citoyen nouveau ?
L’époque est au récit des femmes et des hommes devenus libres. Si libération il doit encore y avoir, ça ne peut être que celle de l’Alcatraz mental. Reste à chacun à (re)conquérir sa liberté.
Sarah-Jane Fouda est consultante en communication, spécialiste du discours et de l’argumentation. Elle enseigne la logique informelle à l’Université Paris-III Sorbonne-Nouvelle.
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