L’énigme du dialogue national aux frontières intergénérationnelles (Mamadou SY Albert)

Trois générations d’acteurs se retrouveront dans les prochains jours autour de la table du Dialogue national. La première génération a participé à la construction de l’État postcolonial. La seconde génération s’est inscrite depuis au moins mai 1968, dans un long processus de changement des fondements de l’œuvre et du régime  de ces prédécesseurs. La troisième  génération cherche depuis le début des années 1980 à nos jours, les chemins susceptibles de mener le Sénégal vers un avenir plus prometteur, dans un contexte national et international marqué fortement par une crise des valeurs dans une société complexe.

Le dialogue entre ces trois générations qui se succèdent depuis l’indépendance et se regardent face à face aujourd’hui, constitue une véritable énigme politique majeure à laquelle les participants au dialogue national devraient trouver une réponse.

Le dialogue politique et syndical fait partie des héritages de l’État postcolonial au Sénégal. Il est  ancré dans la culture de la gouvernance et dans la mentalité des citoyens sénégalais. C’est une des particularités des règles de fonctionnement de la République chez nous. Les conflits politiques et syndicaux ont toujours fini ainsi autour de la table des discussions. Le dialogue devant démarrer au début du premier trimestre de l’année 2020, s’inscrit naturellement dans cette trajectoire du renforcement des dynamismes du modèle démocratique sénégalais.

La singularité de cette rencontre en perspective, qui regroupera les acteurs politiques, les animateurs de la société civile et les représentants de toutes les couches socio-professionnelles, sans oublier du reste, les représentants du pouvoir spirituel et traditionnel, réside dans sa dimension politique et culturelle intergénérationnelle. Les acteurs des protagonistes du dialogue appartiennent effectivement à des générations historiques distinctes par les trajectoires, le vécu et les sensibilités.

La première génération que l’on peut caractériser de génération politique par son engagement dans la gouvernance des affaires publiques, a fait partie des acteurs nationaux privilégiés de l’après indépendance. Elle a participé à la construction de la nation, de l’État, à l’élaboration et à la mise en œuvre des politiques publiques au cours des trois à quatre  décennies après l’accession de l’ancienne colonie française à la souveraineté internationale. Elle a exercé précisément le pouvoir étatique. Elle a par conséquent, un long vécu politique au regard de son expérience de gouvernance de l’État, de sa gestion des conflits de société, des divergences politiques et des enjeux du dialogue, notamment le dialogue politique, dans des contextes aigus de crise ou de moindres intensités politiques et sociales.

La seconde génération n’a pas réellement, elle, exercé le pouvoir central et local. Elle n’en est pas moins politique que la première. Elle a porté sous des formes associant les luttes clandestines et/ou ouvertes, plusieurs luttes politiques, sociales et syndicales. Les batailles d’idées et la confrontation qu’elle a conduites ont secrété des réformes politiques, notamment le pluralisme intégral et les alternances de pouvoir. La deuxième est une génération radicalement contestataire, par essence, de l’ordre social et politique. Les luttes politiques pour le changement de régime sont assez souvent impulsées par les acteurs de cette génération favorable au changement, à la défense des intérêts et à l’amélioration des conditions de vie des populations.

La troisième génération, plus récente, est entre les deux générations précédentes. Cette troisième génération a fait son irruption dans le champ social, culturel et politique au cours des cycles mouvants des années 1980-2000. Elle cherche encore les chemins susceptibles de mener le Sénégal vers la sortie de l’impasse d’une crise de son modèle démocratique et de gouvernance.

Le dialogue entre ces générations divergentes par la sensibilité générationnelle  et les convictions ne sera guère facile au sujet des grandes questions de société. Le repli générationnel est de l’ordre des possibles à ce banquet national. Le  conservatisme de la première génération repoussant toute radicalité du changement, le radicalisme invétéré de la seconde et l’aspiration profonde à la transformation réelle ou illusoire du modèle de société et de gouvernance de la troisième génération, sont des orientations difficilement conciliables. Le risque d’un dialogue de sourds, bavards, entre ces sensibilités politiques, sociales et culturelles est réel pour ne pas dire du domaine des possibles politiques à ce dialogue. Les acteurs favorables à la conservation des héritages postcoloniaux  inviteront à la consolidation du système, ses valeurs et ses privilèges. Les autres composantes du dialogue revendiqueront l’urgence impérieuse, soit de réformer le système, soit de modifier radicalement les mécanismes de fonctionnement du modèle démocratique et de la société de crise. Une énigme à trois inconnues.

L’énigme de ce débat contradictoire entre des générations divergentes exigera certainement des membres du Comité de pilotage du dialogue national et des participants au moins une prise de conscience de ces différences et des enjeux  du conflit intergénérationnel opposant le conservatisme, le radicalisme et le transformisme, au cœur d’une société en crise profonde. Il est indispensable d’intégrer et d’accepter l’expression des différences et des divergences. C’est  en acceptant cette expression plurielle des sensibilités générationnelles que le dialogue national jettera paradoxalement les bases d’un consensus politique au sujet de la différence consciente entre trois générations à la recherche d’un équilibre intelligent entre toutes les composantes de la société sénégalaise contemporaine.

 

 

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