Ce jeudi seize mars est brumeux, c’est un jeudi nuageux, un jeudi froid. Le ciel a baissé ses rideaux pour raccompagner un homme de Dieu. Depuis le mercredi, debout sur le balcon de l’immeuble Taïf sur la corniche, je regardais les tombes silencieuses du cimetière des abattoirs de Soumbédioune et une voix intérieure me rappelait les dires du Khalife Général des Tidianes. «Il y a sept milliards de vivants sur terre et 25 milliards d’êtres humains dans l’au-delà donc si cet au-delà était maudit mon homonyme n’y aurait pas passé une nuit». La phrase me faisait réfléchir et je me demandais si les morts, pour qui je psalmodie quotidiennement du haut de ce quatrième étage douze fois la sourate Ikhlass, se réveillaient subitement alors qu’aurai-je fait ? Qu’aurait fait le monde des vivants ? J’ignorais à cet instant précis que la grande faucheuse s’apprêtait à se rendre un peu plus loin sur cette même corniche de Dakar, précisément à Fann, pour nous arracher notre maître coranique, notre source de savoirs, l’homme qui disait aux bambins que nous étions que «la monnaie est source d’impérialisme» et «l’argument majeur appartient au ciel». Nous buvions ses paroles. Nous aimions, tout-petits, le voir nous consacrer un pan de son précieux temps pour nous regarder jouer au football avant de nous parler de la vie. Nous l’appelions affectueusement «Gorgui Cheikh». Il nous trouvait à Méouane, Keur Chérif Lô, Taïba Ndiaye, Ndomor Diop, Diogo, Darou Khoudoss, Mboro et quelques fois tôt le matin aux abords de la grande mosquée de Tivaouane.
Tous ses enseignements se terminaient par l’obligation pour chacun d’entre nous d’avoir un métier, de s’accomplir, de travailler, de ne jamais tendre la main, de ne jamais consommer de l’alcool et de participer à la construction de notre pays. Il cultivait en nous le leadership. Nous étions pourtant de simples mômes venus d’un peu partout : les uns étaient envoyés par leurs parents pour la mémorisation du coran, les autres – c’est mon cas – avaient fugué et s’étaient réfugiés dans la ville sainte. Nous avions compris, grâce à Gorgui Cheikh que le savoir et l’avoir sont des instruments au service de l’homme. Bien des années après, je revois le bonnet rouge de celui qui deviendra pour le public al makhtoum, sa barbe toujours bien taillée, ses verres correcteurs et sa mise bien soignée. Toujours élégant et propre, cet homme au savoir encyclopédique forçait le respect. Nous étions des privilégiés. Enfants bénis par ses doigts cotonneux, nous aimions jouer l’imiter avec ses «ndeyssan», «wallah», «ouhoum». Il s’esclaffait. Que de souvenirs ! Nous ne pleurons pas Serigne Cheikh ! Il nous a appris à surmonter les épreuves et à laisser notre cœur parler. Aujourd’hui, ce cœur perle des larmes mais qui peut les voir ! Là-bas, sous les tamariniers à Tivaouane, l’ambassadeur, l’écrivain, le producteur d’arachide, l’homme d’affaire, l’anticonformiste, l’intellectuel multidimensionnel dort d’un sommeil profond. Il a enfin rejoint ses amis qui piaffaient d’impatience de profiter de son savoir. Oui, Serigne Cheikh Gaïndé Fatma, Elhadji Ibrahima Niasse et bien d’autres encore qui dorment dans le monde des Cieux sourient aujourd’hui puisque le créateur leur permet de côtoyer un homme unique, un de nos contemporains qui vous conte la bataille de Badr en vous montrant cette cicatrice issue des coups de l’ennemi. Dorénavant, je ferai plus attention aux dires de son respecté et engagé fils, Serigne Moustapha qui, en parabole lors du dernier Maouloud, demandait aux fidèles de se préparer ! L’on se demandait à quoi devions-nous nous préparer ? La réponse est tombée mercredi.
Le patriarche de «l’Islam éternel» (du nom d’un de ses livres) s’en est allé. Nous le remercions pour l’enseignement et la formation. Il nous a fait homme. Nous lui devons beaucoup. Dors en paix, patriarche adulé.
Diop Makhtar