La politique, définie par certains comme une science plus ou moins exacte de gouvernement de la cité, est une pratique noble qui attire beaucoup d’hommes et de femmes dans son giron. Dans l’histoire du Sénégal, ils sont nombreux à avoir sacrifié leurs carrières professionnelles pour se mettre au service de leurs concitoyens, le temps d’une rose. D’autres, par contre, choisissent délibérément d’en faire un métier qui les éloigne définitivement ou presque de leur profession d’origine. Ceux-là deviennent des bêtes politiques qui vivent par et pour la politique…
Par Abdoulaye Mbow (actunet.sn)
«Les hommes politiques mesurent leur pouvoir au nombre des faveurs qu’on vient leur demander.» Cette affirmation d’André Frossart colle bien à la nature de ceux qui dirigent ou aspirent à gouverner ce pays. Et en général, c’est l’étiquette que leur colle une bonne partie de l’opinion pour ne pas dire tout le pays. C’est qu’il n’y a des faveurs et strapontins que seule la politique est en mesure d’offrir, surtout à ceux et celles qui se donnent à elle, sans compter. D’où le choix de plus en plus large pour certains d’en faire un métier ou, au pire, un ascenseur vers d’autres horizons. Politiciens de métier Abandonner un cursus professionnel pour ne faire que de la politique peut être un choix de la facilité. C’est en tout cas l’avis du professeur Abdoulaye Cissé, sociologue et diplômé en leadership politique qui dit que «l’une des premières raisons est sans nul doute, l’amour de la facilité.» Il rappelle que la professeur Fatou Sarr a l’habitude de répondre aux pourfendeurs de la parité en notant que «le seul critère pour accéder à une fonction politique, c’est d’être membre d’un parti et de se voir investi sur une liste ou nommée à un poste. Cela dit, la compétence et les qualifications ne sont guère des critères décisifs pour être éligible à une fonction politique.»
Poursuivant, il ajoute : «Les seuls critères déterminants, c’est de savoir mobiliser, de montrer que l’on a une masse critique de militants derrière soi, de savoir parler et surtout de savoir taper sur la table à chaque fois que de besoin pour se faire remarquer. En politique, notamment dans le contexte sénégalais, le principe du ‘’right man in the right place’’ (l’homme qu’il faut à la place qu’il faut) ne s’applique pas souvent», déplore Abdoulaye Cissé.
A ses yeux, cela est significatif. «L’une des raisons pour lesquelles nous voyons des détenteurs de compétences professionnelles, des cadres de l’administration et même des universitaires surseoir à leurs carrières professionnelles pour se lancer en politique, c’est tout simplement parce que celle-ci est perçue comme un terreau fertile et surtout un moyen d’ascension sociale très rapide.» Dans la même optique, le Pr Cissé va plus loin en soulignant aussi le cas de ceux qui se définissent comme des politiciens de ‘’métier’’, c’est-à-dire des politiciens professionnels qui n’ont aucune autre profession à faire prévaloir. C’est de ceuxlà que Max Weber parle dans un passage de son ouvrage ‘’Le savant et le politique’’. Pourquoi ? Parce qu’ils cherchent, à travers la politique, une source permanente de revenus et ont une conception capitaliste voire matérialiste de celle-ci.» Weber dit dans un passage dudit ouvrage : «un homme politique sérieux doit, dans des conditions normales de vie, être économiquement indépendant des revenus que l’activité politique pourrait lui procurer. » Pour Abdoulaye Cissé, «c’est tout le contraire que nous voyons au Sénégal malheureusement.»
«Otages du jeu politique»
Prenant la balle au rebond, Ousmane Sène, Directeur du West African Research Center (Warc) croit savoir qu’«être entièrement dans la politique en abandonnant sa profession, c’est se faire l’otage du jeu politique.» Dans la foulée, il dit : «On peut aussi observer le fait que la personne politique soit totalement absorbée par ses fonctions politiques au point de négliger sa première vocation professionnelle. Dans ces conditions, il y a des avantages et des inconvénients.»
En effet, indique-t-il, «il ne faut pas oublier que la politique n’est pas un jeu très sûr surtout que vous pouvez être élu aujourd’hui et démis demain. C’est un terrain glissant. Mais il faut rappeler que la politique est tellement vivante et absorbante que s’y engager pour l’intérêt commun dévoile sa noblesse.» Rappelant qu’il lui arrive de regretter de n’avoir pas fait de la politique, ce spécialiste des études américaines soutient ne pas pouvoir «mesurer le niveau de dangerosité qui plane sur celui qui abandonne sa profession », mais il semble évident en retour que «cela crée sûrement une relation de dépendance par rapport à la politique à telle enseigne que l’on ne peut plus rien faire d’autre.»
A partir de ce moment, insiste-t-il, «on peut être entraîné dans une situation où il faut être dans une sorte de ‘’mortalkombat’’ où le politique se dit qu’il lui faut absolument arriver à ses fins. Seulement, autant il y a des gens qui ne sont que des bêtes politiques, autant il y a d’autres qui sont dans la politique et qui font autre chose.» De son côté, le Pr Cissé insiste sur le fait que les inconvénients «ne peuvent qu’être nombreux entraînant une course effrénée vers les partis, un délaissement total et entier des secteurs considérés comme peu lucratifs, la transhumance, une démultiplication des formations politiques dont la plupart se disent d’ailleurs être des partis de contribution qui s’accolent toujours à celui qui est au pouvoir, alors que l’objectif premier de tout parti politique, digne de ce nom, est la conquête et la conservation du pouvoir.»
Jugeant anormal qu’il y ait 255 partis politiques dans un petit pays comme le Sénégal, il trouve là un élément qui valide sa position : « la politique est un business lucratif et un moyen rapide d’ascension sociale, une véritable machine à fabriquer des millionnaires et des milliardaires.» Mieux, affirme-t-il : «l’une des conséquences les plus inquiétantes de cette dérive est cette idée qui s’est ancrée dans la conscience collective des Sénégalais et des jeunes en particulier : le moyen le plus rapide pour s’en sortir, c’est de faire la politique.» Cissé donne l’exemple de cette personne qui disait récemment que s’il a obtenu du travail et s’il parvient à satisfaire les besoins des siens, c’est grâce à sa formation politique qui lui a trouvé un emploi. «Cela veut tout simplement dire que les valeurs travail, compétence et mérite sont de plus en plus dépréciées au Sénégal au profit du militantisme politique.»
«Consultants»
Les hommes politiques ne manquent pas de profiter de leur statut pour se faire un riche carnet d’adresses. Être ministre, député, conseiller présidentiel, directeur général ou président de conseil d’administration, peut ouvrir bien des portes a priori fermées. Le contenu d’une carte de visite est un sésame. Plusieurs de nos hommes politiques qui ont passé une bonne tranche de leur vie dans la politique sont devenus, par la force des choses, des consultants internationaux. Idrissa Seck, Djibo Kâ, Ousmane Tanor Dieng (président du Hcct), Moustapha Niasse (président de l’Assemblée nationale), Robert Sagna, et tant d’autres, sont ou ont été dans ce lot.
«Quelqu’un comme Ousmane Tanor Dieng ou Moustapha Niasse ou encore Djibo Kâ, passés par la haute fonction publique, ont été très tôt appelés à occuper des fonctions très importantes autour du Président Senghor. Mais si vous revenez sur leur cursus administratif, vous devez conclure qu’ils sont à la retraite au niveau de l’administration. La politique est un virus. Une fois que vous y entrez, vous ne pouvez plus vous en départir», constate Ousmane Sène. Selon lui, c’est ce qui donne envie aux gens à avoir envie de continuer à être actifs en devenant des consultants surtout que la politique leur en offre l’opportunité.
Ce qui fait dire au directeur du Warc : «beaucoup d’hommes politiques ont déjà dit que lorsqu’ils ont perdu le pouvoir, ils sont devenus des consultants. On ne peut consulter que si l’on a un bon carnet d’adresses. Donc, cela peut être un tremplin ou un strapontin pour un certain nombre de perspectives professionnelles.»
De fait, «la politique fait de vous une personne publique et vous avez la possibilité de vous valoriser, de vous exprimer et de vous faire entendre. Donc, vous avez une opportunité extraordinaire pour que les gens puissent vous apprécier à votre juste valeur. Il suffit de faire défiler dans votre tête certaines figures politiques, et vous allez vous dire que celui-là est solide, l’autre est plutôt bien structuré. Avec un strapontin qui fait de vous un ministre ou un député, vous allez à la rencontre des gens.» De ce point de vue, argue-t-il : «Vous pouvez vous faire un carnet d’adresses et pouvoir vous engager dans la consultance, voyager et conseiller des Présidents et autres. Mais il ne serait pas juste de se limiter seulement à ce que les politiciens peuvent retirer du jeu politique. Ce ne serait pas juste.»
Carnet d’adresses
Face à une telle remarque, Abdoulaye Cissé rappelle que Niasse et plusieurs ténors politiques étaient des fonctionnaires de l’Etat du Sénégal qu’ils ont eu à servir, à des échelles certes différentes, et pendant une certaine période de leur vie, avant de s’engager en politique avec le Parti socialiste ou dans d’autres formations politiques. Cependant, clarifie-t-il : «En dehors de la politique, la plupart te disent qu’ils sont des consultants internationaux dans des domaines spécifiques de compétence. Ce qui est marrant d’ailleurs, c’est le fait que tous les grands politiciens se convertissent en consultants même si l’on ne sait du reste en quoi.»
Pour étayer ses propos, il explique : «si les uns font de la politique le but de leur vie pour reprendre Weber, d’autres par contre s’engagent en politique pour le prestige et la satisfaction de soi. Occuper une haute fonction politique dans l’administration publique peut effectivement permettre de se constituer un bon carnet d’adresses.» D’ailleurs, il donne l’exemple de Moustapha Niasse. «Il a été ministre des Affaires étrangères à deux reprises du temps de Senghor et de Diouf. Il a également été directeur de cabinet du Président Senghor et a exercé diverses autres fonctions stratégiques qui lui ont permis d’avoir énormément de connaissances dans le monde des affaires et du pétrole en particulier. Donc, son cas illustre à bien des égards un tel état de fait. Occuper une fonction politique stratégique peut bien évidemment permettre d’avoir un bon carnet d’adresses», relate-t-il.
Quoiqu’il en soit, invoque M. Cissé, «il faut que l’on convienne que la politique, dans le contexte sénégalais, crée effectivement des millionnaires et des milliardaires.» Il affirme que «c’est au Sénégal où tu vois quelqu’un parti de rien, devenir d’un coup riche comme Crésus, après avoir occupé, juste pendant un certain temps, une fonction politique. Donc, la politique fabrique dans le contexte sénégalais des riches.» Un contre-exemple positif quand même dans ce flot de politiciens professionnels qui pullulent dans notre pays. Celui de Moustapha Guirassy, directeur de l’Institut africain de management (IAM) qui a fréquenté un moment le cercle politique.
«Il a montré à tous les politiciens que la politique ne doit pas être une fin en soi, mais plutôt un sacerdoce, c’est-à-dire l’accomplissement d’une mission temporelle qu’il faut dépasser à son terme.» Ancien ministre de la communication et porte-parole du gouvernement sous le régime Wade, Guirassy a été aussi maire de la ville de Kédougou. Un cas qui montre qu’après la politique, il peut bien y avoir une autre vie, surtout quand on a un métier.
Abdoulaye Mbow (actunet.sn/Nouvel Hebdo)
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