Le transport de l’aide alimentaire d’urgence octroyé au député Diop Sy pose le problème de l’éthique en politique. Fort de cette conviction, Abdoulaye Makhtar Diop invite le chef de l’État à casser le marché, et à confier la tâche aux syndicats de transporteurs. Il estime incongru que le comité inclusif de gestion du fonds Force Covid-19 mis en place ne soit encore installé.
Par Mohamed NDJIM
Quelle lecture faites-vous des marchés de gré à gré controversés passés par l’État dans le cadre de l’aide alimentaire d’urgence ?
En cette période de crise, l’exemple que le président de la République a donné, en créant autour de lui une équipe pluridisciplinaire, devait être dupliqué au niveau des ministères, particulièrement du ministère dirigé par Mansour Faye. Si on avait une équipe pluridisciplinaire, composée d’éléments du ministère des Finances, du ministère des Infrastructures, du ministère du Commerce et du ministère de l’Économie, avec des spécialistes des marchés publics, nous ne connaîtrions pas en être là. S’agissant du riz, il ne peut pas y avoir de problème. Le ministre était habilité à passer un marché de gré à gré en éclatant les 150.000 tonnes. En temps normal, il est interdit de fractionner les marchés. Aujourd’hui, on aurait pu éviter tout ce débat, parce qu’on aurait pu avoir 5 lots de 30.000 tonnes et y adosser des conditions pour s’assurer de la mise à disposition immédiate des stocks de riz. C’est ça la difficulté. D’ailleurs, beaucoup n’auraient pas soumissionné si on avait dit : «nous faisons cinq lots, mais pour soumissionner il faut avoir des stocks immédiatement disponibles et visibles». Le président de la République a fait le convoyage du riz au niveau de la plateforme portuaire. Cela veut dire que ce riz n’était pas dans le stock des commerçants. C’est un pur hasard, une chance énorme pour le Sénégal qu’il y ait eu ce stock au Port de Dakar, quasiment en entrepôt fictif, parce que ce riz n’était pas destiné au Sénégal. C’est un hasard que, dans la compétition, celui qui a été retenu a pu traiter avec les traders ce riz qui devait aller soit à Bissau ou ailleurs dans la sous-région. Je le dis haut et fort : tous ceux qui crient, qui disent qu’on devait les consulter, demandez-leur s’ils ont la confiance des banques pour sortir des lettres de crédit pour autant de riz dans un délai aussi court et avoir le stock à Dakar. D’ailleurs, tout ce riz-là ne concerne pas le stock des grossistes. C’est simplement au niveau du ministère qu’ils sont passés à côté. Ils étaient libres d’éclater le marché en autant de lots qu’ils voulaient, mais il n’y aurait pas eu de problème.
Qu’en est-il du transport de l’aide alimentaire d’urgence ?
Il y a 150.000 tonnes de riz à transporter. Dans l’appel d’offre on n’a pas inclus la logistique pour le riz. C’est volontaire. À partir de ce moment qu’est qui empêchait de diviser le marché du transport en plusieurs groupements et à leur donner un tonnage proportionnel à leur flotte. On pouvait parfaitement éclater ce marché. D’après ce que j’entends dire, Diop Sy et groupe, qui disent être en consortium, sont en train de démarcher les autres pour louer des camions. Imaginez que les gens refusent de leur donner les camions. Qui va transporter le reste du riz ? Je reviens au point de départ. C’est le gouvernement, en l’occurrence le ministère, qui aurait dû s’organiser pour éclater ce marché entre les groupements de transporteurs ; et je crois qu’on s’achemine vers çà. À la date d’aujourd’hui on n’a pas encore transporté 30.000 tonnes. Même si on en transportait 30.000, il y a 120.000 tonnes qui resteront à transporter. Moi je crois qu’il faut arrêter ce marché, distribuer le reste entre les autres gros porteurs. Parce que s’il est vrai, comme l’a dit Diallo Niang, qu’ils avaient offert gratuitement leurs services, personne, aucun homme de bon sens ne peut comprendre que dans un moment où on appelle à la solidarité, on récuse cette offre. Et j’ajoute que l’urgence n’exclut pas la régularité, n’exclut pas la probité, n’exclut pas la moralité. Et ça me ramène à la question d’un Diop Sy député.
Justement quelle lecture faite vous de l’implication du député Diop Sy dans ce processus ?
Nous sommes face au cas où cela est interdit à un député chef d’entreprise qui travaille principalement pour l’État ou les collectivités. L’Ude travaille avec les collectivités, donc si on applique la loi à l’Ude, elle n’a pas le droit de contracter avec l’État. Autre élément : est-ce que le député Diop Sy est le chef d’entreprise, donc responsable moral d’Ude ? Si c’est le cas, il ne doit pas contracter, sauf s’il a obtenu au préalable, pendant la 12ème législature, pas la 13ème, l’autorisation du bureau de l’Assemblée nationale. Cette incompatibilité veut dire que si vous voulez rester député, vous démissionnez de vos fonctions dans la société concernée ; si vous voulez rester dans votre société, vous quittez l’Assemblée nationale. Même si Diop Sy était en phase avec le règlement de l’Assemblée nationale, on n’aurait pas dû lui donner tout seul ce marché, parce que ça pose le problème de l’éthique en politique. Volontairement ou involontairement, tout ce que le Président Macky Sall avait engrangé comme bonus dans cette opération est en train d’être parasité.
Les soupçons de détournement ont toute leur raison d’être dans ce contexte…
Les conditions d’un détournement peuvent être réunies. Ce n’est pas trop tard pour changer la donne. Je pense que le ministre Mansour Faye, le ministre du Transport ou le président de la République, doit casser ce marché et répartir le reste du tonnage à transporter entre les syndicats de transporteurs.
Croyez-vous que le ciblage des bénéficiaires obéisse aux critères d’équité et de justice sociale ?
Je crois que dans le monde c’est ce qu’il y a de plus difficile à faire : la détermination du profil du pauvre. Vous allez vous rendre compte sur place que quand les vivres arriveront, des gens qui n’en ont pas besoin, qui ont les moyens d’en acheter, vont aller en demander sans être des pauvres. C’est le premier élément de complication, et c’est un manque de solidarité. Maintenant, entre le registre unique, les éléments complémentaires donnés par l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (Ansd), il y a très certainement un don objectif. Maintenant, la correction ne peut se faire que par le moyen d’une distribution publique comme on l’a annoncé. Ce sont des leçons qu’il faut que l’on tire parce que la bonne volonté du président, la pertinence de la politique, le choix de cette forme de solidarité est pertinent. Parce que moi je suis contre l’idée de ceux qui ont parlé de transfert d’argent.
Pourtant le transfert d’argent aurait pu simplifier la distribution…
Vous êtes un Sénégalais, vous savez qu’aujourd’hui, si vous donnez à quelqu’un 100.000 francs pour acheter du riz et vivre un mois, il n’est pas sûr qu’il va garder cet argent pour vivre un mois. Il peut se dire : «ce n’est pas grave, Dieu est grand, je vais acheter deux paires de chaussures, un jean, demain j’aurai de l’argent». Ça, il faut le dire aux bailleurs de fonds. C’est nous qui connaissons la sociologie de notre pays. Moi, je préfère donner à quelqu’un une tonne de riz plutôt que lui donner de l’argent. De deux, puisqu’il s’agit d’argent liquide à retirer au guichet, vous n’avez pas des éléments de contrôle pour savoir à qui on l’a donné. Il faut qu’on y réfléchisse. L’argent est plus facile à détourner parce que les gens ont un registre et ils peuvent y mettre qui ils veulent. Il faut qu’ensemble on y réfléchisse et ne pas mettre sous le feu de la critique certaines démarches.
L’union sacrée autour du covid-19 est en train de s’effriter. Comment appréciez-vous la politisation de la pandémie ?
J’étais sûr que tout cela était circonstanciel, et que d’une manière ou d’une autre, que soit le délai, on allait sortir de cette union. On crée les conditions d’une politisation. Il faut le dire objectivement. On a créé les conditions de la méfiance. Il faut renouer le fil. Et pour ça, le président de la République doit mettre sans délai en place le comité inclusif de gestion de ce crédit pour garantir la transparence. Il faut qu’il borde ce projet. Il ne faut pas laisser de fenêtre de tir. Je pense très sincèrement que ceux qui sont allés vers le président de la République l’ont fait avec beaucoup de conviction, rien ne les y obligeait. Moi, c’est un préjugé favorable d’adhésion à cette politique du président de la République. Il appartient au président de la République de cultiver cette confiance, de faire en sorte que tout ce qui va dans le sens d’une bonne gestion, dans le sens de la mise à disposition des fonds, des produits hygiéniques, du renforcement des moyens de la santé, du renforcement du personnel de la santé. Mais également, il faut les primer. Je vois des sportifs demander de l’argent, je vois des lutteurs demander de l’argent, des musiciens demander de l’argent, mais personne n’a encore parlé des primes à accorder au personnel de la santé. C’est le moment de le dire, ces gens méritent plus que des indemnités de risque. On doit leur attribuer une quote-part du fonds, personne n’en parle. Les musiciens parlent de ceci, de cela… On est même en train de banaliser le coronavirus à tel point que les chefs religieux sont en train de s’indigner. On fait du tassou, on fait du mbalax, on fait n’importe quoi sur le coronavirus. La gravité est en train d’être négligée.
Vous êtes contre cette forme de sensibilisation ?
Je le dis haut et fort. J’ai envoyé un message au ministre, j’ai envoyé un message au ministre de la Culture et de la communication, en leur disant « faites attention, vous êtes en train de faire baisser la garde aux populations. Et si ça continue, personne ne respectera les consignes ». C’est une affaire très sérieuse, et on est en train de la banaliser. On prend même des artistes amortis ! Des mband katt (funambules) des trucs comme ça ! Je crois que là, il faut qu’on soit sérieux. Et je suppose que ce n’est pas toujours gratuit.
