Demba Moussa Dembele DR

Par Demba Moussa Dembélé.

Il y a 80 ans, le 26 décembre 1945, le gouvernement français créait le franc CFA. Evidemment, les Africains n’étaient pas consultés puisqu’ils n’avaient pas droit à la parole en tant que « sujets » de l’Empire colonial.

I) Le franc CFA : symbole de servitude

Selon le Pr. Tchétché N’Guessan, la Zone franc était un instrument du Pacte Colonial, destinée à renforcer le contrôle de l’Empire français sur ses colonies:

« Le fondement originel de la zone franc reste le Pacte colonial…Le système des monnaies coloniales procédait du même état d’esprit que celui ayant instauré les mécanismes commerciaux du pacte colonial…dans le pacte colonial, la colonie devient un moyen d’enrichir la métropole ainsi qu’un atout pour lui donner poids et prestige dans le concert des pays les plus forts ».

Ainsi, à sa création, le franc CFA était un des instruments du Pacte colonial. Cette fonction n’a pas changé après les indépendances octroyées. Au contraire, le franc CFA est devenu l’un des symboles de la violence de l’Empire français qui s’est mué en système néocolonial, voué à renforcer sa domination politique et sa mainmise sur les ressources de ses anciennes colonies. Pour cela, il a organisé des assassinats, des meurtres et des coups d’état pour préserver le franc CFA. Le premier président du Togo, Sylvanus Olympio, a été assassiné quand il avait pris la décision de sortir son pays de la zone franc. Modibo Keïta, premier président du Mali, qui avait quitté la zone franc en 1962, avait été victime d’un coup d’état militaire, qui réintégrera le pays dans la zone franc quelques années plus tard. En Guinée, le régime du Président AhmedSékou Touré, qui avait rompu avec la France, avait été victime d’une campagne de diabolisation d’une violence inouïe et d’un sabotage économique systématique.

Ces évènements et d’autres montrent bien que le franc CFA est l’un des éléments essentiels du système néocolonial français. C’est pourquoi, le célèbre économiste camerounais, feu Joseph Tchundjang Pouémi, pouvait affirmer avec force que : « La France est le seul pays au monde à avoir réussi l’extraordinaire exploit de faire circuler sa monnaie – rien que sa monnaie – dans des pays politiquement libres… Le franc CFA n’est la création d’aucun État africain : il est la créature de l’État français, il n’est donc que le franc français lui-même».

Un éminent économiste français, Rémy Herrera, chercheur au CNRS,  a confirmé les propos de Pouémi, en soulignant que.: « les monnaies de ces zones franc ne sont que des extensions actuelles de l’euro en terre africaine, comme elles étaient auparavant celles du franc français…».

Monsieur Edouard Balladur, ancien Premier ministre français et architecte de la dévaluation du franc CFA en janvier 1994, confirmera que le franc CFA est bien la monnaie de la France. Selon lui : « Le franc CFA a été dévalué en 1994 à la demande de la France, parce que nous pensions que c’était le meilleur moyen d’aider ces pays dans leur développement ».  

Ces propos, tenus près de 35 ans après les « indépendances », montrent bien que les pays africains n’avaient aucun contrôle sur le franc CFA. Et Monsieur Balladur avait envoyé son ministre de la Coopération – ministre chargé des anciennes colonies- pour informer les « dirigeants » africains convoqués à Dakar, au Sénégal. Une véritable humiliation !

Ces différentes déclarations, surtout celle de Monsieur Balladur, confirment que le franc CFA est bien un symbole de servitude pour les pays africains. Dès lors, il ne pouvait être un outil de développement pour ces derniers. 

1) Des économies extraverties

En fait, le franc CFA a plutôt contribué à renforcer le caractère extraverti des économies africaines. Celles-ci sont essentiellement tournées vers l’extérieur comme pourvoyeuses de matières premières à l’ancienne métropole et à d’autres pays développés. Une telle économie crée peu d’emplois, comme l’illustre l’exploitation minière au Sénégal, dont l’essentiel est destiné à l’exportation. Alors que le secteur représente presque le tiers des exportations du pays, sa contribution à l’emploi est quasi nulle, comme le montre le tableau ci-dessous.

Contribution du secteur extractif à l’économie du Sénégal (%)

20222023
Exportations32,1631,89
PIB (contribution)4,504,72
Emplois0,170,16

Source : Rapport ITIE-Sénégal 2023

La nature extravertie de ces économies explique en partie le faible niveau des échanges intra-africains, étant donné que les pays exportent à peu près les mêmes produits primaires, principalement à destination des pays développés. En effet, malgré l’existence d’une monnaie unique, les échanges intra-communautaires n’ont pas décollé, avec un niveau d’environ 15%. Selon les données de 2022, les économies des pays de l’UEMOA sont davantage tournées vers l’Asie (21% des exportations), vers l’Europe (43% des exportations) et vers le reste de l’Afrique.

Le modèle extraverti explique aussi le faible niveau de transformation industrielle, accentué par les politiques liées à la priorité donnée à la «stabilité » du franc CFA. 

2) Le coût de la « stabilité monétaire »

Pour les thuriféraires du franc CFA, la « stabilité » de celui-ci  constituerait un « avantage » pour les économies des pays membres, comparées à celles des autres pays ayant leurs propres monnaies. Mais justement, cette « stabilité » constitue l’un des obstacles majeurs au financement des économies des pays CFA. Au nom de cette « stabilité », la BCEAO donne la priorité à la défense de la valeur externe de la monnaie, à savoir le taux de change fixe du franc CFA par rapport à l’euro, la monnaie unique européenne. Au nom de cette « stabilité » elle adopte des politiques monétaires restrictives illustrées par un contrôle très étroit sur l’octroi de crédits à l’économie, se traduisant par un très faible taux de financement des entreprises, tant publiques que privées. En d’autres termes, au nom de la « stabilité du CFA», on étouffe les économies africaines et la BCEAO condamne les pays membres à recourir aux marchés financiers pour combler leurs déficits budgétaires. Le débat sur la crise de la dette extérieure du Sénégal et d’autres pays de la zone CFA est en partie le résultat de cette politique monétaire.

Ainsi, la « stabilité » du franc CFA, loin d’être un «atout» est plutôt un handicap pour les pays africains. Certains de ses thuriféraires avancent que le franc CFA favorise des taux de croissance « élevés », comparés à ceux d’autres pays. Mais c’est une croissance portée par des exportations de matières premières, avec un impact très limité, voire nul, sur l’emploi et la lutte contre la pauvreté. Car, il y a une différence entre croissance et développement. Selon les Nations-Unies, en Afrique de l’Ouest, sept pays sur huit sont classés comme « pays moins avancés » (PMA), c’est-à-dire parmi les « plus pauvres » du monde. En Afrique centrale, ils sont trois PMA sur six.

Cela explique pourquoi la plupart des pays utilisant le CFA se trouvent parmi ceux qui sont au bas de l’indice dedéveloppement humain du Programme des Nations-Unies pour le développement (PNUD). Comme le montre le tableau ci-dessous, même la Mauritanie, qui a quitté le franc CFA il y a 40 ans, a des indicateurs de développement humain supérieurs à ceux du Sénégal et même de la Côte d’Ivoire.Tout comme le Rwanda ou encore le Cap-Vert.

Indicateurs de développement humain

PaysValeur IDHRang (sur 192 pays)
Côte d’Ivoire0,534166
Sénégal0,517169
Mauritanie0,540164
Rwanda0,548161
Cape-Vert0.661131

Source : PNUD (Rapport 2023/2024, tableau statistique)

III) Quelles portes de sortie pour les pays africains ?

A la lumière de ce qui précède, 65 ans après les «indépendances», on constate que le franc CFA constitue un des freins majeurs au développement des pays africains. Il est temps de rompre avec cette monnaie de servitude et de s’engager dans la voie d’une véritable souveraineté monétaire. Quelles sont les options pour les pays africains ?

1) La monnaie « unique » de la CEDEAO en 2027?

Depuis plusieurs décennies, le projet de monnaie unique de la CEDEAO a été au centre des débats. Plusieurs échéances avaient été retenues pour l’adoption de la monnaie communautaire, mais jamais respectées, pour des raisons à la fois politiques et économiques. La décision du Sommet des chefs d’Etat du 29 juin 2019, de lancer l’éco en 2020, avait suscité à la fois de l’espoir et du scepticisme. La pandémie de la Covid-19 avait servi de prétexte pour suspendre la convergence macroéconomique et repousser l’adoption de la monnaie unique à l’année 2027.

Mais l’obstacle des critères de convergence macroéconomique se dresse toujours devant les pays. Car, en matière de politiques monétaires et de taux d’inflation, les divergences demeurent grandes entre les pays de l’UEMOA et les autres membres de la CEDEAO, notamment le Ghana et le Nigeria. Dans ce dernier pays, le taux moyen d’inflation a été de 39,8% en 2024, avec un taux directeur de la Banque centrale de 29%. Au Ghana, le niveau d’inflation a été de 21% en 2024, avec un taux directeur de plus de 26%. Toutefois, on a noté une décélération de l’inflation au cours des derniers mois de l’année 2025. Dans les pays de l’UEMOA, le taux moyen d’inflation pour l’année 2024 a été de 3,5 %, marquant un léger ralentissement par rapport à 2023 (3,7 %), alors que le taux directeur de la Banque centrale était de 3,50%

Ces chiffres indiquent des écarts assez significatifs entre les niveaux d’inflation et de taux directeurs entre les pays de l’UEMOA et les autres membres de la CEDEAO. Ce qui fait dire au gouverneur de la BCEAO, Monsieur Jean-Claude Kassi Brou que « le respect des critères de convergence macroéconomique reste un défi majeur ». Un défi qui sera difficile de relever d’ici 2027.      

2) L’Accord Ouattara-Macron de décembre 2019 ?

Aux obstacles économiques ci-dessus il faut ajouter les obstacles politiques, nés de la méfiance des pays de l’UEMOA à l’égard du Nigeria. Cette méfiance explique l’Accord conclu le 21 décembre 2019 à Abidjan, entre les présidents ivoirien et français, Alassane Ouattara et Emmanuel Macron, dont lestermes sont les suivants :

• Le franc CFA prendra le nom d’ECO en 2020

• Le taux de change du CFA/ECO restera fixe avec l’euro

• La fin du dépôt obligatoire des réserves de change au Trésor français

• Le retrait des représentants de la France des instances de la BCEAO

• La France jouera le rôle de « garant » (« garantie de convertibilité »)

Cet Accord est différent de celui retenu par le Sommet d’Abuja de juin 2019. En réalité, l’option proposée à Abidjan vise seulement à changer le nom du franc CFA en éco et à élargir l’UEMOA à la Guinée et à certains pays « anglophones » mais sans le Nigeria ! Cet objectif a été clairement exprimé par l’appel de Monsieur Emmanuel Macron à certains pays de la CEDEAO: « j’espère que des pays comme la Guinée, le Ghana, la Sierra Leone, le Liberia, la Gambie poursuivront ce mouvement avec cette nouvelle monnaie, cette gouvernance nouvelle. » 

Cet appel du pied du président français, fait à Abidjan, montre que le but de la France est bien de saper la dynamique vers la monnaie unique de la CEDEAO et de préserver sa tutelle sur ses anciennes colonies. Le plus inquiétant c’est qu’il y a des économistes au Sénégal et dans les autres pays de l’UEMOA qui soutiennent cette option, qui porte un grand risque d’éclatement de la CEDEAO. Car, comment peut-on envisager une intégration en Afrique de l’Ouest sans le pays dont le produit intérieur brut (PIB) représente les deux tiers duPIB de la CEDEAO ? Les dirigeants de l’UEMOA qui accepteraient cette option porteraient une très lourde responsabilité dans l’échec éventuel de l’intégration régionale. 

Conclusion

Pour le Sénégal et les autres pays, il est temps de mettre fin à une servitude monétaire qui n’a que trop duré. L’expérience de 65 ans « d’indépendance » a montré que le franc CFA n’a jamais été un instrument de développement. Il en est plutôt l’un des obstacles majeurs. Dans un monde en proie à des bouleversements d’une ampleur sans précédent et une Afrique qui cherche à s’émanciper des tutelles étrangères, les conditions sont de plus en plus favorables pour rompre définitivement d’avec le système CFA. Dans son discours magistral, lors de la célébration du Centenaire de Frantz Fanon, le Premier ministre du Sénégal, Monsieur Ousmane Sonko, a dit: «Aucune dignité n’est possible sans souveraineté économique. Et aucune souveraineté économique n’est possible sans souveraineté monétaire. »

Cela sonne comme un appel solennel à la mobilisation pour intensifier la lutte pour la souveraineté monétaire.

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