Au-delà des grincements de dents notés dans la mise en place de l’aide alimentaire d’urgence, le coronavirus malmène l’exigence d’équité sociale et territoriale et éveille des crispations confessionnelles accentuées par des incohérences d’État. Décryptage.
Par Mohamed NDJIM
État d’urgence, couvre-feu, fermeture des écoles, des mosquées, des marchés, distribution d’aide alimentaire, interdiction du transport interurbain… Les dispositions prises face à la covid-19 sont nombreuses, plus ou moins pertinentes, et sujettes à débat. Elles laissent un arrière-goût d’iniquité sociale et territoriale car, il faut le dire, la maladie à coronavirus porte un coup, par ses corollaires, à la cohésion et la stabilité nationales.
Iniquité sociale et territoriale
Pour faire court, la riposte, telle qu’orchestrée par l’État, donne jour à des lignes de fractures dont le Sénégal aurait aisément pu se passer si un impératif de cohérence était en vigueur. À peine le pays de la téranga finissait-il de compter les grains de riz tombés des camions du député Diop Sy qu’on lui apprenait que les soldats de François Ndiaye, érigé en général de transparence, verraient leurs prestations au sein du comité de suivi grassement rémunérées à hauteur de 3,5 millions Cfa clinquants et titubants. Dans le même temps, un vendeur de friperie bénéficiaire de marchés de complaisance peine à livrer huile et sucre aux bénéficiaires de l’aide alimentaire.
Les ventres crient famine, les grincements de dents montent des chaumières. De partout les complaintes fusent : des citoyens dans la détresse sont laissés en rade par l’Etat. D’autres, hautement plus nantis, sont engraissés au forceps. Des caciques de la mouvance présidentielle distribuent des tonnes de victuailles à leur clientèle politique. Des collectivités locales sont soupçonnées de détournements d’objectifs prémédités. C’est l’état d’urgence certes, mais on trouve de quoi faire bombance dans l’entre-soi républicain. Ça tangue de part et d’autre. L’implication de son beau-frère pollue le débat. Macky Sall bat en brèche, bombe le torse sur France 24. Selon lui, le Sénégal gère de main de maître la situation. Une manière comme une autre de noyer le poisson, en évitant soigneusement d’appliquer de manière frontale les mesures de distanciation sociale. Le chef de l’État adopte la politique de l’autruche et s’arc boute sur une posture aussi équilibriste que dangereuse, aussi populiste qu’exempte de fermeté. Il souffle à vrai dire le chaud, le froid et le tiède.
«Macky Sall autorise la prière la Touba et l’interdit ailleurs». Cette complainte est récurrente. Elle flotte dans l’air du temps depuis le vendredi 20 mars 2020, date à laquelle le ministre d’État, Secrétaire général de la Présidence de la République, Boune Dionne, priait à Touba aux côtés du Khalife général des mourides. Au même moment la police et la gendarmerie faisaient le tour de la capitale pour fermer les mosquées et arrêter les imams, sur fond de tension palpable à Yoff, Guédiawaye et ailleurs. À Guinaw Rail Nord où la police a débarqué le couteau entre les dents, il s’en est suivi une bataille rangée dissipée à coups de grenades lacrymogènes.
Poudrière confessionnelle
Serions-nous face à une approche à double vitesse favorisant certaines communautés envers et contre tout ? «Pas du tout !», répond Macky Sall qui se réfugie dans l’administration territoriale. «Ce n’est pas moi. C’est le gouverneur de Dakar qui a ordonné la fermeture de toutes les mosquées de Dakar. Cela ne concerne pas Touba», explique Macky Sall par collaborateurs interposés. Son ancien Premier ministre indique lui aussi ne pas avoir bravé les dispositions interdisant les rassemblements en allant à mosquée. «J’étais venu délivrer un message du chef de l’État», se défend-il. La pilule a déjà du mal à passer. Les débats sur le statut spécial de Touba parasitent la lutte contre le coronavirus mais le différend est dissipé… du moins en surface. Les familles maraboutiques parrainent d’ailleurs la fermeture des mosquées et semblent accorder leurs violons. Toutefois, la fermeture des mosquées n’agrée pas tout le monde. Des voix s’élèvent pour réclamer leur réouverture. «On ne peut pas laisser les grandes surfaces ouvertes, les commerces, les marchés, être sur le point de rouvrir les écoles et vouloir fermer les mosquées. Il faut rouvrir les mosquées, en respectant la distanciation sociale». L’État dit niet et met en avant le principe de précaution. Pourtant, l’on constate çà et là des poches de résistance, avec l’aval de l’autorité.
Le foyer religieux de Médina Gounass organise ses prières en assemblée, d’aucuns estiment que sa proximité avec Macky Sall lui donne tous les droits. Le comité de gestion de la grande mosquée de Touba poursuit ses activités d’entretien quotidien, adossées à la prière sur les lieux en comité restreint. Avec l’effet grossissant pour ne pas dire le miroir déformant des médias de masse, cela passe pour de la défiance. Ce qui exacerbe la tension c’est que, dans la même séquence temporelle, des imams et fidèles d’autres localités sont arrêtés et incarcérés. Un imam et 18 fidèles ont été coffrés à Rebeuss pour “prières en cachette”. L’imam de Léona Niassène vendredi dernier. Il est difficile dans ce contexte de ne pas parler de décisions à géométrie variable. Ces éléments doivent donner matière à réflexion à Macky Sall. Charge à lui de se montrer à la hauteur des attentes de l’heure et de tenir un langage audible au peuple auquel il compte s’adresser ce mardi 12 mai 2020. Ce n’est pas gagné d’avance vu l’ampleur de ses incohérences.