«Le manque de cohérence ne favorise pas l’adhésion…» (épidémiologiste)

Fort de missions de terrain concluantes dans la lutte contre les épidémies comme Ébola en Rdc et en Afrique de l’ouest, le Vih au Sénégal, le choléra en Haïti, la gestion de crises humanitaires liées à des situations de guerre au Moyen Orient, en Afrique centrale et en Afrique de l’ouest, ou à la suite de catastrophes naturelles comme les cyclones et les tremblement de terre, le Docteur Youssoupha Niang est médecin psychiatre, diplômé en Santé publique et en épidémiologie. Il livre, dans nos colonnes, depuis le Kenya, son ressenti sur la stratégie de riposte sénégalaise face au covid-19.

 

Par Mohamed NDJIM

 

Quelle lecture statistique faites-vous de la progression du coronavirus trois mois après son importation ?

 

Toute donnée statistique ne reflète qu’une partie du phénomène étudié. Et ceci est encore plus valable en épidémiologie. Il y a beaucoup de cas qui ne sont pas détectés, et qui ne seront jamais détectés. Il faudrait se dire que la réalité dépasse souvent, et de loin, les chiffres en matière de personnes saines, exposées, infectées et retirées (guéries ou décédées), selon le model Seir (Susceptible-exposed-infected-recovered, Ndlr). Nous devons, et surtout à des fins stratégiques, nous dire que nous avons beaucoup plus de cas que ceux formellement recensés. De la même manière, il faut se dire qu’il y a beaucoup plus de personnes guéries, en plus d’un taux de guérisons déjà remarquable ; et comme dans tous les pays, nous avons sans doute des personnes décédées qui ne seront déclarées covid positives qu’en post mortem. Il est donc important d’être proactif dans la stratégie de riposte en anticipant sur le phénomène et pas courir après. Ceci n’empêchera pas, bien sûr, de réagir à certains impondérables. Les chiffres du jour ne doivent pas être la base de la stratégie mais plutôt les données de modélisation épidémiologique.

 

Avec plus de 70% de cas recensés à Dakar, la capitale se présente comme une bombe sanitaire. Comment endiguer le mal ?

 

Il fallait s’y attendre, comme dans toutes les capitales du monde. J’aimerai bien insister sur le fait que, quelle que soit la stratégie mise en place en épidémiologie, elle doit répondre à trois critères : un critère de temps, un critère de lieu et un critère de personne. Par rapport au critère de lieu, il faudrait, au-delà de la carte épidémiologique nationale, qu’on ait une cartographie de Dakar. Dakar ne peut pas avoir la même stratégie que Fongolimbi ou un autre endroit moins exposé. Sur le plan des critères sociodémographiques, Dakar n’est comparable à aucune autre ville du Sénégal et le profil épidémiologique du virus à Dakar ne doit pas être comparable à celui d’une autre ville avec un contexte sociodémographique diffèrent. Par conséquent, il nous faut, en plus de la stratégie nationale, définir des stratégies locales qui tiennent compte des déterminants locaux de l’épidémie. Lorsque dans certains endroits on applique une stratégie de suppression ou d’endiguement de l’épidémie – car tout porte à croire que celle-ci est localisée dans un nombre limité de foyers (comme certaines partie du pays) – dans une situation comme celle de Dakar, il faut continuer la stratégie de suppression, mais surtout, y rajouter une stratégie d’atténuation dite aussi de mitigation de la transmission et surtout des impacts sanitaire et social de la maladie, car tout porte à croire que la contamination est diffuse, ou que les foyers se multiplient ; mais je parierai plus pour une contamination diffuse. Qu’on se le dise, le nombre de cas dits communautaires ne reflète pas vraiment la réalité. Par contre, il y a un indicateur qui reflète la réalité plus que le nombre de cas dit communautaires : c’est le nombre de cas graves et le nombre de décès. La grande majorité des personnes vulnérables, surtout dans les grandes villes, savent depuis le début de la crise qu’elles sont vulnérables à la maladie. Par conséquent, elles ont pris suffisamment de mesures pour se protéger d’elles-mêmes. Si ces personnes deviennent de plus en plus vulnérables et succombent plus qu’avant, cela donne une bonne idée du degré de pénétration communautaire, et au-delà, familiale de l’épidémie.

 

Sur quoi se fonde cette stratégie de mitigation ?

 

Les gens ne doivent pas se dire que vivre avec le virus c’est faire comme avant. Ce qu’il faut comprendre par vivre avec le virus n’est rien d’autre que le constat qu’il ne peut pas être isolé et supprimé partout par les mesures de suppression. Dorénavant, et en plus des tentatives de suppression, nous devons travailler à ralentir sa progression, mais aussi, anticiper sur la mitigation des impacts négatifs. Une stratégie de mitigation peut aussi être mise en place lorsque le virus ne peut pas être supprimé mais que sa reproduction est suffisamment ralentie pour que son impact soit contrôlable. Par vivre avec le virus, il ne faut surtout pas comprendre qu’il doit être en circulation libre. On doit continuer de travailler sans relâche pour réduire sa multiplication et son impact, sur les personnes vulnérables surtout. C’est en cela que les stratégies passent de l’épidémiologie pure à la santé publique, laquelle se fait dans les communautés. Dans ce contexte, il serait bien que nous commencions à prendre en compte un indicateur clé pour définir les stratégies et surtout suivre l’atténuation du virus et qui est le taux de reproduction du virus ou R.o. Dans une stratégie d’atténuation, l’objectif est de réduire la reproduction du virus. Il faut donc, en toute logique, suivre un indicateur de reproduction virale. Nous ne l’avons pas défini au début et toujours pas que je sache. D’ailleurs, sur le plan purement épidemio, pour passer d’une politique de suppression à une bonne politique d’atténuation, il faut se baser sur le R.0. Ce serait une bonne information pour tout le monde de savoir que même si les cas augmentent, le virus, lui, est devenu moins contagieux, car tous les efforts ont eu un impact sur sa reproduction d’une personne à une autre. Plus le taux de reproduction est faible, plus l’épidémie recule ou est contrôlable.

 

Le pic est atteint selon les autorités sanitaires. Qu’en dites-vous ?

 

La réalité montre quelque chose d’autre. Moi, j’ai toujours dit qu’il ne faut pas que les gens se focalisent sur des pics, d’autant qu’il y a trois cas de figure possibles. On peut avoir un pic unique, une cloche. On peut avoir plusieurs pics espacés dans le temps. On l’a vu dans d’autres pays où le second pic était même plus important que le premier. Dans le troisième cas de figure, on ne fait pas face à un pic, mais plutôt à un plateau. L’autre chose qui fait qu’il est difficile de se baser sur des pics au Sénégal ou en Afrique, c’est que notre taux de dépistage est trop faible. Avec le faible nombre de dépistages qu’on fait actuellement, on peut continuer comme çà pendant des mois et des mois à trouver des taux importants. D’autant plus que les parties du pays qui n’étaient pas contaminées commencent à être touchées. Certains pays d’Afrique estiment qu’ils vont atteindre le pic en septembre. On ne peut pas dire ce qu’il en sera avec exactitude au Sénégal, mais de mon point de vue, le pic n’est pas forcément la chose la plus importante. Si au moins on avait le R.0 on saurait comment se comporte le virus. Ce qui manque vraiment ce sont des données de modélisation sur l’épidémie. Si on est sûr que le taux de reproduction du virus est faible, c’est une excellente nouvelle qui permet de valider l’efficacité des stratégies déployées. Cette information n’est pas disponible mais elle aurait tout changé d’un point de vue stratégique.

 

En l’absence de traitement ou de vaccin à quoi faut-il s’attendre pour les prochains mois, les prochaines semaines ?

 

Côté positif on peut s’attendre à ce qu’il y ait une plus forte immunisation dans la population puisque beaucoup de gens ont été exposés. Déjà, beaucoup estiment qu’en Afrique, il y a une plus forte immunisation au virus du fait de facteurs divers. Maintenant qu’on a un certain nombre de personnes infectées, beaucoup d’asymptomatiques et un bon taux de guérison quand même, il faut s’attendre à ce qu’il y ait plus d’immunisation dans la population ; et ceci est en mesure de ralentir la progression.

 

L’immunité collective ?

 

L’immunité collective oui. Ça progresse vraiment bien comme on le voit dans les pays européens et autres ayant reçu la vague avant nous. Mais cela est le bon côté de la situation. Le mauvais côté c’est, qu’au regard de la stratégie par rapport aux lieux et aux personnes, les jours à venir draineront beaucoup plus de cas sérieux. Il faudrait qu’on ait une stratégie spécifique aux personnes vulnérables parce qu’un grand nombre de cas critique veut dire plus de décès et plus de dépenses de l’État. La majorité des cas critiques décèdent, malheureusement, mais aussi leur prise en charge est extrêmement chère. Puisqu’on dit partout qu’il faut changer de paradigme, il faut que nous réajustions le tir. Au Sénégal, on n’a pas beaucoup de personnes vulnérables. Les personnes âgées de plus de 65 ans on en a environ 500.000 dans tout le pays, et toutes ces personnes ne sont pas forcément vulnérables. À Dakar, si on faisait une bonne cartographie des personnes vulnérables, on se serait retrouvé avec quelques milliers de personnes. C’est gérable. Il faut définir une approche ciblée et les gérer. La question n’est pas de détecter des milliers de cas, mais plutôt combien de personnes exposées ont été sauvées. Faute de bonnes nouvelles, nous risquons d’assister à un discrédit de la parole médicale. On l’a vu dans le cas du refus de l’enterrement d’une personne décédée du coronavirus (à Malika Ndlr). C’est vrai qu’il y a une stigmatisation par rapport à la personne décédée et à sa famille. Mais un autre message est sous-jacent : il y a un discrédit par rapport au discours médical. Le manque de cohérence dans la communication avec des informations parfois contradictoires ou difficile à mettre en œuvre n’aident pas à l’adhésion des populations au discours médical qui est pourtant nécessaire à la stratégie de riposte. Dans cette épidémie, on a besoin du médical comme principal instrument de riposte et du médical en avant-poste dans les communautés. Si la population commence à douter de la parole médicale ça devient problématique. En Europe aux Usa et en Asie on acclame les médecins ; ici, on commence à mettre en doute leurs recommandations. Ce refus d’enterrer les morts est aussi un indicateur que le discours médical ne rassure plus. C’est avoir une très courte vue de penser que cela ne relève que de la stigmatisation des malades. Plus l’épidémie va durer, plus on va avoir une augmentation du nombre de cas, plus il y aura une distanciation entre les populations et le discours médical. Et ceci il faut tout faire pour l’éviter.

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